Le Territoire du Nord australien s’apprête à rouvrir un dossier délicat : celui de l’équilibre entre liberté religieuse, liberté d’expression et lutte contre les discriminations. À l’ordre du jour de la session de septembre, un projet d’amendement à la loi anti-discrimination de 1992, porté par le gouvernement du Country Liberal Party (CLP), promet un « rééquilibrage ». Derrière le mot, un déplacement des lignes sur trois points sensibles : la définition du discours de haine, le statut des écoles confessionnelles et la procédure de plainte. L’enjeu dépasse la technique juridique : il touche à la cohésion d’un territoire vaste, peu peuplé, où l’accès aux services — y compris l’école et l’emploi — est souvent limité.
Première inflexion : la façon de qualifier les propos haineux. La loi actuelle s’appuie sur le préjudice causé à la personne visée : « offenser, insulter, humilier ou intimider » en raison d’un attribut protégé (religion, origine, sexe, orientation, etc.) peut suffire à engager une action civile. Le projet substitue à ce modèle un test d’« incitation » : il ne s’agirait plus de juger l’atteinte ressentie, mais de déterminer si les propos poussent autrui à la haine, au mépris sérieux ou au ridicule sévère. Concrètement, la barre serait plus élevée. Des paroles blessantes ou humiliantes qui pouvaient, hier, donner lieu à poursuites civiles risquent demain de ne plus franchir le seuil. Le gouvernement invoque une meilleure protection de la liberté d’expression et l’alignement sur d’autres États. Les associations d’égalité, la Commission anti-discrimination et des acteurs communautaires y voient un affaiblissement, au moment où, partout dans le pays, les tensions verbales liées à la religion ou à l’origine se sont durcies.
Deuxième volet, au cœur des débats : les écoles religieuses. Le texte réintroduit pour elles deux marges de manœuvre ciblées. D’une part, la possibilité de préférer à l’embauche des personnes partageant la foi de l’établissement. D’autre part, la faculté d’édicter des règles de conduite au travail cohérentes avec l’enseignement de cette foi. Le dispositif est encadré : il se limite strictement à l’attribut religieux, n’autorise pas d’exigence portant sur d’autres motifs protégés (sexe, orientation, identité de genre, handicap, etc.) et ne s’étend pas à la vie privée. Les directions devront publier une politique écrite, et les élèves comme les parents ne sont pas concernés. Dans l’esprit du texte, une école catholique pourrait donc privilégier l’embauche d’un enseignant catholique et préciser, par exemple, que l’enseignement religieux au travail doit refléter la doctrine de l’établissement ; en revanche, elle ne pourrait ni interdire une conduite personnelle hors de l’école, ni s’appuyer sur ce cadre pour discriminer sur d’autres critères.
Cette articulation — préserver le « caractère » d’une école de foi tout en protégeant les individus — divise. Les responsables religieux saluent une clarification qui, selon eux, répond aux attentes des familles choisissant un projet éducatif confessionnel. Des réseaux d’établissements y voient une sécurité juridique, notamment pour des postes de direction. À l’inverse, la Commission, des syndicats et des ONG d’égalité mettent en garde contre des effets d’éviction dans les localités où l’école religieuse est l’unique employeur scolaire. Dans ces contextes, la « préférence » pourrait, de fait, fermer des portes à des candidats non croyants pour des emplois non enseignants — de l’administration à l’entretien —, alors même que le marché du travail y est étroit. La question, éminemment concrète, touche à la fois à la liberté des institutions religieuses et au droit de chacun à un emploi non discriminatoire.
Troisième changement, plus discret mais réel : la procédure de plainte. Aujourd’hui, après une tentative de conciliation, le Commissaire évalue les « chances raisonnables » d’un dossier avant de le renvoyer devant le tribunal. Le projet supprime ce filtre : si la conciliation échoue, le plaignant pourrait demander un renvoi direct. Les partisans y voient une manière de fluidifier les recours et de ne pas laisser des dossiers s’enliser. Les critiques dénoncent une contradiction apparente : rehausser le seuil de la faute pour les propos de haine, tout en simplifiant l’accès au juge ; ils redoutent que les personnes vulnérables perdent un levier de protection à l’instant même où la procédure devient plus rapide — mais potentiellement pour des affaires plus difficiles à gagner.
Au-delà des dispositions, le texte s’inscrit dans une trame politique nationale. Ces dernières années, le débat sur la liberté religieuse a régulièrement buté, au fédéral, sur un manque de consensus. Plusieurs États ont eux-mêmes ajusté la définition du discours de haine vers la notion d’incitation. Le Territoire du Nord emprunte ce chemin, tout en allant plus loin, selon ses détracteurs, dans la latitude accordée aux établissements religieux. Les comparaisons sont éclairantes : dans l’État de Victoria, par exemple, une exigence religieuse doit être intrinsèque au poste et passer un test de proportionnalité ; le projet nord-territorien, lui, revendique une approche plus « lisible » pour les écoles, mais moins contraignante du point de vue du contrôle externe.
Que changerait, au quotidien, l’adoption de la réforme ? Pour les personnes visées par des propos hostiles, la possibilité de porter plainte demeurerait, mais l’examen juridique reposerait sur la capacité à prouver une incitation — notion plus exigeante, qui appelle des éléments contextuels, des effets prévisibles, parfois des témoignages collectifs. Pour les personnels scolaires, des attentes liées à la foi de l’établissement pourraient être affirmées plus clairement au travail, à travers une politique publiée et donc opposable ; elles ne pourraient toutefois pas déborder dans la vie privée. Pour les candidats à l’embauche, la préférence religieuse pourrait se traduire par des critères de sélection plus stricts, surtout dans les petites localités où l’offre d’emploi est rare.
Les lignes de fracture sont nettes. D’un côté, ceux qui estiment que l’on remet de la clarté et de la cohérence, que l’on garantit aux écoles de foi la possibilité d’exister pleinement, sans pour autant raviver des discriminations sur d’autres motifs. De l’autre, ceux qui voient dans cette « clarification » un recul : une protection moindre contre les paroles dégradantes, et une porte entrouverte à des exclusions indirectes dans des territoires déjà fragiles. Entre ces deux scènes, le Parlement devra peser le réel : les mots de la loi ont peu d’emprise sans une mise en œuvre vigilante, des politiques internes transparentes et des garanties effectives pour les personnes concernées.
En toile de fond, demeure une question simple à formuler, difficile à régler : comment permettre aux institutions religieuses de vivre leur projet, sans que cette liberté ne se traduise, ailleurs, par un affaiblissement de la protection de tous ? La réponse ne tient ni dans une formule, ni dans un slogan. Elle se jouera dans la précision des textes adoptés, les éventuels amendements — par exemple pour mieux circonscrire les règles de conduite —, la cohérence avec les orientations fédérales et l’évaluation de l’impact réel dans les communautés éloignées. C’est à cette aune, et non à travers des postures, que l’on jugera si la promesse officielle de « rééquilibrage » sert la liberté de conscience et la dignité de chacun.