Au cœur de l’hiver austral, Cape Town a accueilli du 10 au 14 août le G20 Interfaith Forum (IF20), grand rendez-vous annuel où responsables religieux, acteurs de la société civile, universitaires et représentants d’institutions publiques croisent leurs expériences pour formuler des recommandations à l’intention du G20. Cette édition sud-africaine s’est tenue sous un titre explicite — « Ubuntu in Action: Focus on Vulnerable Communities » — et s’est inscrite dans le thème de la présidence sud-africaine du G20 : « Solidarity, Equality, Sustainability ». Dit autrement, l’ambition a été de replacer la promesse « ne laisser personne de côté » au centre des priorités, dans un contexte de crises sociales, financières et climatiques qui se superposent.
Dès l’ouverture, l’ancrage local et la diversité religieuse ont donné le ton : prières interconfessionnelles (traditions africaines, baha’ie, bouddhiste, chrétienne, musulmane, juive, hindoue, rastafari, sikh) et accueil par des figures sud-africaines du champ religieux et universitaire. La ministre du Développement social, Nokuzola Tolashe, est intervenue, tout comme l’archevêque anglican de Cape Town, Thabo Makgoba. Le Forum a également donné la parole à Adama Dieng — au nom du Muslim Council of Elders —, et à des responsables œcuméniques et interreligieux d’Afrique et d’autres régions. Cette scène d’ouverture, très codifiée, a rappelé l’ADN de l’IF20 : une « réseau de réseaux » où les voix de traditions différentes s’accordent sur des urgences communes.
Le programme, dense, a décliné cinq axes de travail qui font écho au calendrier international comme aux priorités africaines : sécurité alimentaire et pauvreté ; action économique et financière (avec l’arrière-plan du « Jubilé 2025 ») ; apaisement des tensions interreligieuses par l’éducation (et éthique de l’intelligence artificielle) ; migrations, traite des êtres humains et esclavage moderne ; prévention et réponse aux catastrophes. Ces axes ont structuré plénières et ateliers, nourris d’exemples concrets, de l’échelle communautaire aux institutions multilatérales. Le fil rouge : comment les communautés de foi, par leur présence de terrain et leurs réseaux, peuvent-elles rendre les politiques plus inclusives et plus opérantes pour les plus vulnérables ?
La première grande discussion a porté sur « les impératifs d’action » face aux réalités de la finance et de la dette. L’idée, récurrente au fil des interventions, a été de lier architecture financière mondiale, soutenabilité des dettes, et capacité réelle des États à assurer services essentiels, résilience climatique et création d’emplois. Le cadre du « Jubilé » — notion familière aux traditions religieuses — a servi de point d’appui pour plaider des mécanismes de financement plus justes et la mobilisation coordonnée des acteurs publics, bancaires et philanthropiques. Des intervenants venus des réseaux jésuites en Afrique, de la Banque mondiale (Pandemic Fund) et de coalitions engagées sur la dette souveraine ont défendu des solutions ciblées mais transférables d’un pays à l’autre.
Autre axe central : la lutte contre la faim et la pauvreté. Les participants ont situé leur plaidoyer dans la continuité de l’Alliance mondiale contre la faim, lancée fin 2024 sous présidence brésilienne du G20, en montrant comment les organisations religieuses — de Caritas à Islamic Relief, des Églises locales aux grandes ONG — relient aide alimentaire, santé, agriculture et filets sociaux. L’exemple sud-africain, où des réseaux religieux assurent un maillage de proximité, a servi de laboratoire pour discuter des passages à l’échelle. L’enjeu, ont-ils souligné, n’est pas seulement humanitaire : il est structurel, car la faim est indissociable des inégalités et des fragilités économiques.
La question des tensions interreligieuses a été abordée sous l’angle de l’éducation : comment bâtir une culture de la compréhension mutuelle, lutter contre la désinformation, prévenir les violences ? Des programmes comme la Cross-Cultural Religious Literacy et les initiatives d’Arigatou International ont été cités comme des modèles d’apprentissage et de cohabitation pacifique. Fait notable : l’éthique de l’intelligence artificielle a été intégrée à ce volet, avec un atelier sur « la révolution de l’IA » et ses impacts très concrets : diffusion de discours haineux, biais algorithmiques, mais aussi opportunités si des garde-fous éthiques sont conçus avec la société civile, y compris les communautés de foi.
Les migrations, la traite et l’esclavage moderne ont occupé un espace particulier, en résonance avec la réalité africaine et mondiale. Les participants ont insisté sur les doubles exigences de compassion et de protection : accompagner les personnes en mouvement, renforcer la prévention et l’identification des réseaux criminels, plaider des cadres juridiques et des coopérations transfrontalières qui ne sacrifient ni la dignité des personnes ni la sécurité publique. Le Forum a rappelé que des coalitions religieuses sont souvent en première ligne, depuis l’accueil jusqu’à la réinsertion, et que leurs retours d’expérience doivent nourrir les décisions du G20.
Le thème « catastrophes et résilience » a, lui aussi, été traité de façon pragmatique : reconstruction de la confiance dans les systèmes de santé après le Covid-19 ; articulation entre premiers secours communautaires, coordination avec les autorités et bailleurs, et préparation de long terme. Ici encore, l’Afrique a offert des repères : des réponses aux épidémies à la gestion des sécheresses et inondations, avec l’idée que la résilience se bâtit avant la crise, par des liens de confiance et une culture de la préparation.
Si le Forum a réuni une mosaïque d’acteurs, l’United Religions Initiative (URI) y a joué une partition remarquée. Au moins trois de ses représentants ont pris part aux travaux : l’ambassadeur Mussie Hailu, figure de l’URI en Afrique, a animé des échanges sur la littératie religieuse et la coopération interreligieuse ; Sarah Oliver, responsable de l’apprentissage et de l’action au sein du réseau, a apporté un regard de praticienne sur les enjeux de terrain ; Grace Chilongo, engagée sur la jeunesse et l’environnement, est intervenue comme représentante de l’URI. La tenue parallèle du Youth Interfaith Forum, organisé par ACWAY en collaboration avec l’URI, a encore élargi l’empreinte du réseau, en mettant en avant une génération de leaders religieux africains sensibilisés aux défis sociaux et climatiques. L’URI a d’ailleurs noté, au lendemain de Cape Town, une dynamique d’adhésions individuelles, signe que le Forum a aussi été un lieu de ralliement pour des personnalités décidées à s’impliquer dans ce “réseau de réseaux”.
L’« esprit d’Ubuntu », leitmotiv sud-africain, a traversé la semaine. L’archevêque Makgoba a appelé à « renforcer les efforts de médiation et de construction de la paix », rappelant la responsabilité des dirigeants et des communautés dans un monde traversé par des conflits plus nombreux et plus imbriqués. Le message, relayé par des médias locaux, a fait écho à une conviction ancienne du mouvement interreligieux : la paix n’est pas seulement l’absence de guerre, mais un travail patient sur les causes – inégalités, humiliations, accès aux droits – qu’aucun gouvernement ne peut traiter seul.
Comme souvent, le Forum n’a pas cherché à « parler religion » au G20, mais à parler politiques publiques avec l’expertise des communautés croyantes. L’IF20 existe depuis 2014 et travaille année après année avec le pays qui préside le G20, en l’occurrence l’Afrique du Sud (le Sommet des dirigeants est prévu les 22-23 novembre). Sa méthode est cumulative : ateliers préparatoires, notes de cadrage, et un « appel à l’action » organisé autour des cinq priorités déjà citées. L’objectif est double : rendre visibles des solutions éprouvées de terrain, puis les traduire en recommandations opérationnelles et mesurables.
Enfin, Cape Town a servi de scène à une dynamique générationnelle et de genre : un forum jeunesse ACWAY a ouvert la semaine, et plusieurs séances ont mis en avant la parole des femmes, trop peu entendue dans de nombreuses arènes. On a aussi noté l’implication d’acteurs africains et internationaux de tous horizons — réseaux œcuméniques, organisations islamiques, communautés juives, Églises africaines indépendantes, ordres religieux, fondations —, signe que l’interreligieux n’est plus un « secteur », mais une manière d’organiser la coopération. Ubuntu, encore : « je suis parce que nous sommes », non comme slogan, mais comme méthode d’action partagée. Reste, maintenant, à vérifier ce que ces propositions pèseront au moment des arbitrages de novembre.
Si l’on devait résumer l’esprit de cette édition, ce serait celui d’un réalisme solidaire. Réalisme, parce que la faim, la dette, les migrations, les catastrophes et les fractures informationnelles ne relèvent pas de la seule morale ; ils appellent des mécanismes précis, financés, suivis. Solidarité, parce que les communautés religieuses, par capillarité, atteignent des publics que l’État ou les grandes agences touchent difficilement. À Cape Town, ces deux registres se sont rejoints : le langage de l’éthique et celui de la mise en œuvre. Là se joue, sans doute, l’apport singulier de l’IF20 au G20 : rappeler que l’efficacité des politiques se mesure à l’aune des vies les plus fragiles, et que l’Ubuntu peut être plus qu’un mot — une boussole pour l’action.