Depuis le livre de la Genèse jusqu’à l’urgence écologique contemporaine, la voix des traditions religieuses se fait entendre pour protéger la création. Loin des discours purement scientifiques ou politiques, un mouvement interreligieux prend forme en Afrique pour lutter contre les trafics de faune sauvage — un enjeu majeur ignoré des approches classiques de conservation.
Une parole biblique à l’encontre de l’extinction
Au commencement, la Bible pose l’homme comme régulateur bienveillant de la nature. Le chapitre 1 de la Genèse affirme que Dieu a confié à l’humanité la gouvernance des poissons de la mer, des oiseaux du ciel et des bêtes qui marchent sur la terre. Plus tard, le récit du Déluge et le rôle de Noé, chargé de sauver un couple de chaque espèce, témoignent de l’intention divine de préserver la création.
Aujourd’hui, ces symboles religieux prennent une dimension tragiquement contemporaine : l’Union internationale pour la conservation de la nature signale que plus de 1 500 espèces animales sont en danger critique, et près de 900 ont déjà disparu au cours des cinq derniers siècles. Depuis 1970, l’humanité aurait éliminé 60 % des populations de mammifères, d’oiseaux, de poissons et de reptiles — un constat implacable de l’échec de notre « domination » sur la nature.
La demande religieuse : un moteur ignoré de la consommation
Si la destruction des habitats, le changement climatique ou la pollution sont souvent pointés du doigt, la consommation religieuse de produits fauniques reste largement sous‑estimée. Or, majoritairement, ces usages – quoique minoritaires au sein des communautés – participent à une demande soutenue sur des produits illégaux : ivoire d’éléphant taillé en crucifix, perles de prière islamiques, croix coptes, amulettes bouddhistes en ivoire ou encore manches de poignards en corne de rhinocéros prisés par certains hommes musulmans.
Ce marché religieux exerce une pression directe sur les populations d’éléphants, rhinocéros et léopards, déjà menacées. La demande religieuse en ivoire s’apparente en tous points à une consommation enracinée, « figée dans l’ambre » selon l’expression de Bryan Christy : alors que des substituts existent pour tous les usages pratiques de l’ivoire (boules de billard, clés de piano…), son usage spirituel persistait, ancré dans l’imaginaire religieux.
Étude révélatrice en Afrique : des pratiques omniprésentes
Une recherche menée récemment sur l’ensemble du continent africain révèle que l’usage rituel de peaux et parties animales — notamment de carnivores — est plus répandu qu’on ne le croyait : près de 90 % des pays du continent le pratiquent. En Afrique du Sud, par exemple, plus d’un million de fidèles de l’African Congregational Church portent des chapeaux en peau de léopard lors de cérémonies, tandis que les 20 000 membres de la Nazareth Baptist Church (eBuhleni) intègrent cette peau dans leurs uniformes rituels, contribuant ainsi à la raréfaction du léopard africain.
Panthera : un exemple de substitution respectueuse
Face à ce constat, l’organisation internationale Panthera, spécialisée dans la conservation des grands félins, a lancé en 2013 le programme Furs For Life. L’objectif ? substituer les peaux authentiques par des alternatives synthétiques lors de cérémonies religieuses et culturelles en Afrique australe. Le dispositif respecte les traditions tout en limitant la pression sur les populations animales.
Selon Tristan Dickerson, coordinateur du programme, environ 8 000 grands félins ont été épargnés depuis le lancement. Des vêtements cérémoniels — chapeaux, brassards, ceintures ornées de « Heritage Furs » (faux-léopard de haute qualité) — ont été distribués, entraînant une réduction de 50 % de l’usage de peaux authentiques. Le programme collabore notamment avec l’Église Shembe, l’African Congregational Church et d’autres structures religieuses.
Des voix religieuses s’élèvent pour une conversion éthique
Parmi les acteurs engagés, le père Charles Odira, prêtre catholique kényan et écologiste, s’impose comme une figure de référence. Il prône l’abandon des artefacts religieux faits à partir d’espèces menacées et propose l’usage de matériaux alternatifs. Selon lui, « lorsque la demande est élevée, la production augmente — et le risque d’extinction aussi ». Il appelle les chefs spirituels à publier des déclarations claires au sein de leurs institutions, afin de briser cette chaîne de consommation religieuse destructrice.
Owira souligne également l’importance d’une approche interreligieuse : le principe de création est partagé par la majorité des grandes traditions religieuses, et une action concertée pourrait renforcer le message de sauvegarde de la biodiversité. Ce fut le cas avec l’Alliance of Religions and Conservation, à travers son initiative Many Heavens, One Earth, Our Continent, qui réunissait chrétiens, musulmans et hindous à Nairobi pour promouvoir une action commune en faveur de la conservation.
Aux Philippines, l’archevêque Socrates Villegas met également la pression institutionnelle sur l’Église catholique : il incite les membres du clergé à refuser les cadeaux en ivoire et à ne plus bénir les icônes religieuses faites de ce matériau, soulignant que cette pratique encourage le braconnage et va à l’encontre des enseignements chrétiens sur le respect du vivant.
Même si le Vatican n’est pas signataire de la Convention sur le commerce international des espèces en danger (CITES), la question environnementale fut abordée par le pape François dans son encyclique Laudato si’. Il dénonçait l’« exploitation » de la nature comme une marchandise, et affirmait que la beauté d’une œuvre d’art ne saurait justifier la mort d’espèces sauvages, ni cautionner un commerce menaçant la biodiversité.
Vers une écologie sacrée ?
L’engagement religieux en faveur de la nature n’est pas nouveau : mais sa mobilisation concrète contre le trafic de produits issus de la faune sauvage constitue un tournant significatif. Il s’agit, à la fois, d’une prise de conscience éthique et d’une stratégie pragmatique : offrir des alternatives culturellement acceptables, tout en limitant les préjudices écologiques.
Le modèle Furs For Life montre que la substitution peut être un outil efficace, d’autant que les usages religieux sont souvent sociaux et collectifs. Remplacer un objet de pouvoir ou de dévotion par un équivalent synthétique ne dilue pas le sens rituélique, mais réduit radicalement les risques pour la faune.
Le défi reste d’ampleur continentale, voire mondiale : si seules quelques confessions ou congrégations font évoluer leurs pratiques, une majorité continuera d’alimenter une demande discrète mais dévorante. D’où l’importance du plaidoyer interreligieux, de la voix d’autorités spirituelles reconnues et de programmes incarnés sur le terrain.
L’exemple kényan du père Odira, l’action panafricaine de Panthera, le leadership philippin de Socrates Villegas : toutes illustrent une convergence inédite entre foi et conservation — une alliance possible entre croyances et biodiversité. Et si la protection de la vie sauvage devenait un impératif spirituel, partagé et assumé ? Pour les religions comme pour les écologistes, cette perspective offre une piste nouvelle : celle d’une écologie sacrée où chaque geste rituel compte.