Le 4 septembre 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu sa décision dans une affaire qui aurait pu ouvrir un débat inédit sur la liberté religieuse en temps de crise sanitaire. Le requérant, Ján Figel’, ancien commissaire européen et ancien envoyé spécial de l’Union européenne pour la liberté de religion ou de conviction, contestait les mesures adoptées par la Slovaquie pendant la pandémie de Covid-19. Selon lui, l’interdiction générale des offices religieux publics l’avait empêché de participer aux célébrations catholiques, atteignant ainsi son droit fondamental à la liberté de religion, garanti par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.
L’affaire avait suscité beaucoup d’attention. Non seulement parce que Figel’ est une personnalité politique connue en Slovaquie et en Europe, mais aussi parce que la pandémie a posé, dans de nombreux pays, la même question : jusqu’où un gouvernement peut-il aller lorsqu’il restreint la vie religieuse pour protéger la santé publique ? Dans certains États, les cultes ont été limités ou suspendus, et les fidèles n’ont pas toujours compris pourquoi les commerces, eux, pouvaient rester ouverts alors que les églises devaient fermer leurs portes. Le cas slovaque était l’un des premiers à parvenir devant la juridiction de Strasbourg.
La Cour, cependant, n’a pas choisi de trancher sur le fond. Elle a déclaré la requête irrecevable, estimant que Ján Figel’ ne remplissait pas la condition essentielle pour que son dossier soit examiné : démontrer qu’il était une « victime » directe et personnelle des restrictions. En d’autres termes, il ne suffit pas de s’indigner devant une mesure générale et de la juger attentatoire à la liberté de culte pour que la CEDH se prononce. Encore faut-il prouver, documents et faits à l’appui, comment cette mesure a concrètement empêché la personne de pratiquer sa religion. Or, pour les juges, les éléments fournis par Figel’ étaient trop vagues : il n’avait pas établi précisément où et quand il avait été empêché d’assister à un office, ni démontré qu’il aurait pu être sanctionné s’il avait essayé de s’y rendre.
Ce point de procédure est capital. La Convention européenne interdit ce que l’on appelle l’actio popularis, c’est-à-dire une action intentée par un individu non pas pour défendre son propre droit, mais au nom d’un intérêt collectif ou général. Dans l’affaire Figel’, les juges ont considéré que le requérant se situait trop sur ce terrain. Tous les membres de la formation de jugement ont conclu, à l’unanimité, que la requête devait être rejetée.
Ce rejet n’a rien d’anodin. Il ne valide pas les interdictions slovaques, mais il souligne les exigences de rigueur imposées à quiconque veut contester des mesures devant Strasbourg. Pour la Cour, il est impératif de montrer un lien direct et personnel ; sans cela, le débat juridique s’arrête aux portes de la recevabilité. Le fond — à savoir la compatibilité des interdictions de culte avec la liberté religieuse — reste donc en suspens. D’autres requérants, mieux préparés ou disposant de preuves plus solides, pourraient à l’avenir obtenir que la CEDH se prononce sur cette question sensible.
Les défenseurs de la liberté de religion ne cachent pas leur déception. Ils y voient une occasion manquée, dans un contexte où les restrictions sanitaires ont souvent été perçues comme arbitraires ou disproportionnées. Figel’ et ses avocats avaient insisté sur le caractère total de l’interdiction imposée en Slovaquie début 2021, mais cela n’a pas suffi à convaincre les juges. Les organisations confessionnelles, elles, craignent que cette décision décourage des fidèles de saisir la Cour, faute de preuves suffisamment précises de leur situation individuelle.
Pour autant, l’affaire met en lumière la tension permanente entre sécurité collective et libertés fondamentales. En période de crise, les gouvernements tendent à agir rapidement, parfois sans prendre le temps de justifier de manière détaillée leurs mesures. Les croyants, de leur côté, rappellent que le culte n’est pas une activité « non essentielle », mais au contraire une dimension vitale de leur vie. Ce fossé entre la logique de la santé publique et celle de la liberté de conscience demeure béant.
Ainsi, l’histoire de Ján Figel’ devant la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas celle d’une condamnation de l’État slovaque, ni celle d’une victoire éclatante de la liberté religieuse. C’est celle d’un rappel méthodique, presque austère, de la part des juges : la CEDH n’est pas un tribunal des principes abstraits. Elle n’intervient que lorsqu’un individu prouve, avec précision, qu’il a été directement lésé. La pandémie a pu toucher des millions de personnes dans leur vie spirituelle, mais encore faut-il, pour que Strasbourg s’en saisisse, établir ce lien personnel.
La porte n’est donc pas close. Un autre dossier, un jour, pourrait apporter la matière nécessaire pour que les juges s’expriment enfin sur la proportionnalité des interdictions de culte en temps d’urgence sanitaire. En attendant, la décision Figel’ rappelle une vérité que les juristes connaissent bien : dans le système européen des droits de l’homme, la recevabilité est souvent le premier obstacle, parfois infranchissable, sur le chemin de la justice.