
Dans une décision rendue le 10 septembre 2025 (n° 23-22.722), la Cour de cassation a porté un nouveau jalon jurisprudentiel en matière de protection de la liberté religieuse du salarié, en censurant un licenciement disciplinaire prononcé à raison d’un comportement personnel à connotation religieuse. Ce faisant, elle rappelle avec fermeté les limites du pouvoir disciplinaire de l’employeur face aux convictions et aux manifestations religieuses hors du cadre professionnel.
L’affaire concernait une salariée employée comme agente de service par une association de protection de l’enfance. Elle avait déjà été sanctionnée à deux reprises pour des faits similaires : distribution de bibles à des mineures accueillies par l’association et chants religieux. L’élément déclencheur du litige fut une visite — à l’extérieur des locaux et hors du temps de travail — à une jeune fille hospitalisée, à qui elle remit une bible, estimant que cette démarche relevait de sa liberté religieuse et ne devait pas donner lieu à sanction disciplinaire.
La cour d’appel de Versailles avait rejeté la demande de nullité du licenciement, estimant que le comportement de la salariée, réitéré, constituait un « abus » de sa liberté d’expression religieuse et entravait l’exécution du contrat de travail dans le contexte d’un public mineur vulnérable. Le règlement intérieur de l’association imposait en outre une obligation de neutralité religieuse et de réserve à l’égard des personnes accueillies.
Pour la Cour de cassation, cette analyse ne tient pas. Elle retient que les faits reprochés à la salariée sont intervenus « en dehors du temps et du lieu de travail » et « ne relevaient pas de l’exercice de ses fonctions professionnelles ». En ce sens, dès lors que la salariée n’était pas éducatrice mais agente de service, l’initiative personnelle de remettre une bible à une jeune fille hospitalisée ne pouvait être rattachée à ses missions contractuelles. En conséquence, le licenciement prononcé pour « manquement disciplinaire » fondé sur ce comportement relève d’un motif tiré de la vie privée du salarié, motif en principe inopérant pour justifier une sanction disciplinaire. La Haute juridiction estime que, dans ces conditions, le licenciement est fondé sur un motif discriminatoire lié aux convictions religieuses et doit être annulé.
Cette solution s’inscrit dans la lignée d’une jurisprudence constante affirmant qu’un comportement tiré de la vie personnelle d’un salarié ne peut être sanctionné disciplinairement, sauf s’il constitue un manquement à une obligation contractuelle expresse. Le renvoi explicite par la Cour à l’article L. 1121-1 du Code du travail rappelle ce principe fondamental : un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut, en principe, justifier un licenciement disciplinaire, sauf exception. Par ailleurs, la Cour rappelle l’article L. 1132-4 disposant que tout acte pris en violation de l’interdiction de discrimination en raison des convictions religieuses est nul.
Autrement dit, la Cour de cassation fait converger deux principes protecteurs du droit du travail et des libertés fondamentales : la protection de l’espace privé du salarié, et la prohibition des discriminations religieuses. En l’espèce, cette double protection conduit à la conclusion selon laquelle le licenciement prononcé pour motif disciplinaire en raison de faits relevant, dans la vie personnelle de la salariée, de l’exercice de sa liberté religieuse est discriminatoire et doit être annulé.
Cette décision suscite plusieurs observations, tant sur son apport que sur ses limites.
D’abord, elle réaffirme la frontière — désormais plus nette — entre vie professionnelle et vie personnelle, en limitant le pouvoir disciplinaire de l’employeur quant à des comportements religieux personnels, pour peu que ceux-ci ne se rattachent pas aux fonctions exercées par le salarié. Le fait que la salariée soit agente de service, et non éducatrice, est ici déterminant : ses missions ne l’autorisaient pas à intervenir dans le cadre relationnel avec les personnes accueillies, ce qui a permis à la Cour d’écarter toute immixtion dans le droit de manifester ses convictions dans sa vie personnelle.
Ensuite, la décision marque une sorte de présomption de protection accrue pour l’exercice de la liberté religieuse personnelle : quand le comportement est strictement hors du temps et du lieu de travail et qu’il n’empiète pas sur les obligations professionnelles, le droit interne ne permet pas qu’il serve de base à un licenciement disciplinaire.
Pour autant, cette protection de la liberté religieuse n’est pas inconditionnelle. Si le salarié avait été éducateur, ou si le comportement religieux avait eu des répercussions directes et concrètes dans l’exercice de ses missions — par exemple dans la relation avec des personnes vulnérables — la décision aurait pu être différente. Le « trouble objectif » au bon fonctionnement de l’entreprise peut demeurer une cause légitime de sanction ou de rupture, même pour un fait personnel, selon le contexte.
Sur le plan pratique, cette jurisprudence impose à l’employeur une vigilance accrue lorsqu’il envisage des sanctions disciplinaires liées à des expressions religieuses du salarié. La distinction entre ce qui relève strictement de la vie privée et ce qui procède de l’activité professionnelle doit être opérée avec rigueur. En cas d’erreur, le risque est fort : la nullité du licenciement, généralisée ici du fait du caractère discriminatoire, ouvre droit à des réparations substantielles. Le régime indemnitaire d’un licenciement nul pour atteinte à une liberté fondamentale échappe en effet aux plafonds usuels : le salarié peut obtenir les salaires qu’il aurait dû percevoir et des indemnités renforcées.
Au-delà de cette espèce, l’arrêt du 10 septembre 2025 revêt une portée symbolique : il réaffirme que la liberté religieuse — même lorsqu’elle s’exerce en privé — conserve une protection forte face au pouvoir disciplinaire, dès lors que l’employeur ne démontre pas un manquement contractuel directement lié aux missions du salarié. La Cour de cassation, tout en inscrivant cette protection dans l’équilibre du droit du travail, rappelle que la neutralité ou la réserve imposées par l’employeur ne sauraient justifier une sanction dès lors que le comportement religieux reste dans la sphère privée.
Cette décision invite, plus largement, à un débat de société : jusqu’où l’employeur peut-il encadrer les expressions religieuses dans l’entreprise — directement ou indirectement — sans empiéter sur la liberté religieuse du salarié ? Le principe selon lequel « la foi ne vaut pas faute » — pour peu qu’elle soit exercée hors des obligations professionnelles — trouve ici un écho jurisprudentiel fort.