En Allemagne, la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) a rendu récemment un arrêt très attendu dans l’affaire dite « Egenberger », qui pourrait redéfinir les contours de la relation entre les organisations religieuses et le droit du travail. Le litige opposait Vera Egenberger, une candidate sans affiliation religieuse, à l’organisation Diakonie, liée à l’Église protestante, qui avait posé comme condition d’embauche l’appartenance à une Église chrétienne. Egenberger, ne remplissant pas ce critère, n’avait pas été invitée à l’entretien. Après plusieurs années de procédure devant les juridictions du travail allemandes, la question avait été renvoyée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui, en 2018, avait précisé que l’exigence d’affiliation religieuse n’était admissible que si elle constituait une « exigence professionnelle authentique, légitime et justifiée » au regard de la mission de l’organisation. La CJUE invitait ainsi les juridictions nationales à examiner, poste par poste, le lien entre les tâches exercées et l’adhésion religieuse.
L’organisation protestante, estimant que l’arrêt du tribunal du travail allemand ne respectait pas suffisamment son droit de définition de son personnel, avait formé une plainte constitutionnelle devant la Cour allemande. Dans sa décision de septembre 2025, la Cour de Karlsruhe a admis la recevabilité de la plainte et a donné raison à l’employeur sur un point central : le tribunal du travail n’avait pas correctement pris en compte la dimension de l’autonomie confessionnelle de l’organisation. Elle a jugé que l’employeur pouvait, dans le cas d’une fonction clairement liée à la définition et à la représentation de l’identité religieuse de l’organisation, exiger l’appartenance à une Église. Elle a donc annulé l’arrêt antérieur et renvoyé l’affaire au tribunal du travail pour qu’il réexamine la question à la lumière des nouveaux critères dégagés.
La Cour rappelle que l’article 4 de la Loi fondamentale allemande, combiné à l’article 140 et à l’article 137 de la Constitution de Weimar, garantit aux communautés religieuses le droit d’autodétermination, y compris dans le domaine de la sélection de leur personnel. Elle insiste toutefois sur le fait que ce droit n’est pas absolu : lorsqu’un employeur religieux impose une condition liée à l’appartenance religieuse, cette exigence doit être évaluée à l’aune de sa proportionnalité. La Cour explicite ainsi deux conditions : d’une part, l’organisation doit montrer de façon plausible que la fonction pour laquelle elle recrute est effectivement liée à son ethos religieux ; d’autre part, il convient d’examiner si l’exigence d’appartenance religieuse est proportionnée au regard des tâches de la fonction et du contexte de l’emploi – plus ces tâches sont déterminantes pour l’identité religieuse de l’organisation, plus l’exigence peut être admissible.
Dans la présente affaire, la fonction portait sur la représentation de l’organisation auprès de la politique, de la société civile et de la presse sur des sujets tels que l’antiracisme et les droits humains. La Cour a estimé que cette activité participait effectivement de l’identité chrétienne de l’organisation et que le tribunal du travail n’avait pas suffisamment pris en compte ce lien. Dès lors, l’employeur pouvait en l’espèce exiger l’appartenance religieuse. En même temps, la Cour déclare qu’elle ne remet pas en cause l’interprétation de la directive européenne effectuée par la CJUE : elle considère que celle-ci n’a pas outrepassé ses compétences et que l’État allemand doit appliquer le droit de l’Union européenne. Cela signifie que la protection contre la discrimination religieuse demeure pleinement valable, mais qu’elle doit être mise en balance avec l’autonomie religieuse des organisations.
Pour un observateur non juriste, cette décision a plusieurs implications concrètes. Elle marque un changement dans l’équilibre entre la liberté des organisations religieuses à conduire leur propre politique de personnel et le droit des candidats à ne pas être discriminés en raison de leur religion ou conviction. Alors que la jurisprudence antérieure avait fortement privilégié la protection des candidats non affiliés, la Cour encourage désormais une prise en compte plus large de l’autonomie confessionnelle. La décision clarifie également que l’exigence d’appartenance à une Église ne peut plus être posée de façon systématique pour tous les emplois dans les organisations religieuses. Elle doit être justifiée, surveillée et proportionnée à la nature de l’emploi, offrant aux candidats non affiliés une meilleure visibilité juridique. Côté employeurs religieux, cette décision leur redonne une marge de manœuvre plus claire pour certaines fonctions qui sont visibles, iconiques ou externes par rapport à leur mission religieuse, notamment dans les domaines de la communication, de la représentation ou de la formation confessionnelle. Sur le plan de la relation entre droit allemand et droit européen, l’arrêt montre que la Cour allemande accepte la primauté du droit de l’Union mais en revendique la possibilité d’interprétation dans le cadre de son ordre constitutionnel.
Il convient de souligner que l’arrêt ne constitue pas une carte blanche pour les organisations religieuses : chaque exigence d’affiliation devra être motivée. Les tribunaux allemands devront désormais trancher, cas par cas, la question de savoir si la fonction visée implique une dimension identitaire ou symbolique suffisante pour justifier la condition de confession. Cela pourrait susciter des litiges supplémentaires, notamment dans le domaine de la santé ou des services sociaux, où les organisations religieuses sont employeurs majeurs mais où les fonctions peuvent être plus techniques que missionnelles. Le principe de proportionnalité pourrait conduire à limiter l’exigence de confession pour certains emplois. Par ailleurs, l’interaction entre le droit européen et le droit constitutionnel allemand restera à suivre : la Cour affirme l’application du droit de l’Union, mais précise que les contours de la vérification nationale peuvent varier, ce qui pourrait conduire à des interprétations différenciées selon les juridictions.
L’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande dans l’affaire Egenberger redessine l’équilibre entre liberté religieuse collective et protection contre la discrimination dans l’emploi. Il confirme que les organisations religieuses conservent le droit d’exiger l’appartenance confessionnelle pour certains postes, à condition que cette exigence soit objectivement justifiée par la nature de la fonction et proportionnée. Pour les candidats, il clarifie que les exigences doivent être motivées ; pour les organisations religieuses, il rappelle qu’elles doivent démontrer la pertinence de leurs critères. Dans un paysage sociétal où de nombreuses institutions religieuses sont également des employeurs, cette décision constitue un jalon important et pose un cadre plus précis et équilibré entre exigence religieuse et non-discrimination.
