Une décision controversée
Le 24 juin 2025, le Tribunal administratif fédéral de Leipzig a annulé l’interdiction du magazine allemand Compact, qui avait été décrétée en juillet 2024 par le ministère de l’Intérieur. La décision initiale visait ce média d’extrême droite, accusé de diffuser des contenus antisémites, conspirationnistes et hostiles à l’ordre démocratique. Pour la ministre d’alors, Nancy Faeser, il s’agissait d’une réponse ferme à une « menace pour la démocratie », le magazine étant considéré comme un « organe central » de la mouvance néonazie.
La haute juridiction en a jugé autrement. Selon le tribunal, les contenus litigieux ne suffisaient pas à démontrer une action directe et structurée visant à renverser l’ordre démocratique. En conséquence, l’interdiction a été jugée disproportionnée et contraire à la Loi fondamentale allemande, qui garantit la liberté d’expression et de la presse. Le président de la chambre a résumé la philosophie du jugement en affirmant que la Constitution protège la liberté d’opinion « même pour les ennemis de la liberté ».
Le magazine, qui tirait à environ 40 000 exemplaires, avait vu son site internet bloqué et ses chaînes de diffusion suspendues à la suite de l’interdiction. Le tribunal reconnaît que les idées diffusées par Compact sont choquantes, offensantes et moralement condamnables, mais considère qu’elles ne dépassent pas les limites légales fixées par le droit constitutionnel allemand. La justice a ainsi souligné le caractère fondamental du principe de proportionnalité : l’État ne peut restreindre la liberté d’expression que lorsque cela est strictement nécessaire pour protéger l’ordre démocratique.
Une liberté en tension
Le cœur du débat tient à une contradiction intrinsèque : une démocratie doit-elle tolérer les discours qui cherchent à l’affaiblir ? La jurisprudence allemande, marquée par l’histoire du nazisme et les abus totalitaires, a toujours oscillé entre deux impératifs : la protection active de la démocratie et la défense rigoureuse des libertés fondamentales. En l’occurrence, le tribunal a tranché en faveur de la liberté, au nom d’un principe supérieur : c’est à la société civile et aux médias responsables de répondre aux discours haineux, non à l’État d’en éradiquer l’existence par la censure.
La décision n’est pas sans susciter de vives réactions. Les représentants de la communauté juive en Allemagne ont exprimé leur inquiétude face à ce qu’ils perçoivent comme un feu vert à une presse haineuse, banalisant l’antisémitisme. À l’inverse, plusieurs défenseurs des droits civiques saluent une décision équilibrée, qui évite de faire de la censure un instrument politique. Le magazine Compact, souvent associé idéologiquement à l’AfD et aux milieux conspirationnistes, bénéficie ainsi d’un regain de légitimité qu’une interdiction aurait pu transformer en statut de martyr.
Le débat s’étend également à d’autres cibles potentielles. L’actuel ministre de l’Intérieur, Alexander Dobrindt, a déclaré que d’autres structures, notamment certaines organisations classées comme extrémistes, pourraient faire l’objet de procédures similaires. La décision rendue pourrait toutefois affaiblir les tentatives de dissolution ou d’interdiction de ces groupes à l’avenir, en imposant une barre juridique plus haute.
Le dilemme démocratique
Dilemme démocratique majeur : comment garantir un espace public libre sans laisser proliférer des idéologies destructrices ? La réponse du tribunal affirme un choix fondamental : on ne protège pas la démocratie en la rendant autoritaire. La vigilance contre les discours de haine ne peut se transformer en automatisme d’interdiction sans risquer d’enfreindre les fondements même de l’ordre libéral.
Mais cette ligne de crête est fragile. En tolérant la diffusion de thèses antisémites, xénophobes ou conspirationnistes, même marginales, le risque est grand de nourrir une radicalisation insidieuse dans l’opinion publique. Ce danger, les autorités le reconnaissent, mais le droit les contraint à agir avec précision et retenue.
La levée de l’interdiction de Compact devient ainsi un précédent emblématique. Elle rappelle que la démocratie, pour rester forte, doit s’exposer au risque du pluralisme, y compris dans ses expressions les plus controversées. Le prix de cette liberté est élevé, mais c’est peut-être là qu’elle puise sa légitimité profonde.