Quarante ans après l’accord de Villa Madama qui redéfinissait les relations entre l’État italien et l’Église catholique, et après le premier accord conclu avec la Tavola Valdese, le débat sur la place des religions dans la société italienne connaît un regain d’actualité. La coexistence d’un catholicisme historiquement majoritaire, de minorités anciennes comme les vaudois, et de nouvelles communautés issues de l’immigration pose la question de savoir si le cadre juridique italien, hérité de la Constitution de 1948, est encore adapté aux défis du pluralisme. C’est dans ce contexte que Davide Dimodugno, chercheur en droit et religion à l’Université de Turin, publie une longue tribune dans le site académique américain Canopy Forum.
Juriste et avocat, Dimodugno est aussi membre de plusieurs réseaux internationaux spécialisés dans le dialogue entre droit et religions. Son texte, intitulé Democracy and Religions in Italy Beyond the Concordat and Agreements: Towards a Participatory Model, est à la fois un constat et une proposition. Canopy Forum, plateforme éditée par le Center for the Study of Law and Religion d’Emory University, se veut un lieu de réflexion et de débat sur les interactions entre institutions politiques et convictions religieuses.
L’auteur y rappelle que le système italien repose sur deux piliers : l’article 7 de la Constitution, qui reconnaît le concordat avec l’Église catholique, et l’article 8, paragraphe 3, qui prévoit des accords spécifiques avec les autres confessions. Cette architecture a permis aux minorités religieuses de sortir de « l’invisibilité juridique », mais elle a aussi produit des effets pervers. Les accords bilatéraux, souligne-t-il, tendent à devenir des modèles uniformes, de simples « photocopies », qui peinent à refléter la diversité réelle des communautés. Quant aux interventions législatives unilatérales de l’État, elles risquent, selon lui, « d’uniformiser le paysage religieux ».
Face à cette alternative insatisfaisante, Dimodugno propose d’explorer un « troisième chemin » : la démocratie participative appliquée aux relations entre l’État et les religions. Loin de prôner l’abolition des concordats et accords, il suggère de les compléter par des instruments multilatéraux, où toutes les confessions – grandes ou petites, reconnues ou non – pourraient être consultées sur les questions d’intérêt commun. « Les religions, écrit-il, doivent être considérées comme des acteurs sociaux aux intérêts constitutionnellement protégés, et impliquées dans des dialogues multilatéraux structurés, initiés par les autorités publiques aux niveaux national, régional et local. »
Concrètement, cette méthode permettrait d’associer les représentants religieux à la réflexion sur l’urbanisme, l’éducation, la santé, l’environnement ou la gestion du patrimoine. L’auteur cite l’expérience de la pandémie de COVID-19 : pour encadrer les rassemblements, le gouvernement avait négocié des protocoles communs avec plusieurs communautés de croyants. Ce processus, bien qu’informel, avait montré, selon lui, « le pouvoir des mécanismes participatifs pour médiatiser entre l’autorité de l’État et l’autonomie religieuse ».
Dimodugno mentionne aussi la dynamique interne des religions. L’Église catholique elle-même, bien que hiérarchique, explore avec la synodalité une forme de consultation large. Sans être « de la démocratie au sens strict », elle manifeste une volonté d’ouvrir la délibération. À l’échelle européenne, l’article 17 du Traité de Lisbonne, qui instaure un « dialogue ouvert, transparent et régulier » avec les Églises et les associations non confessionnelles, fournit une base que les États membres pourraient utilement décliner.
L’intérêt de ce modèle participatif apparaît de façon tangible dans plusieurs domaines. Pour les lieux de culte, Dimodugno souligne la tension entre la « demande de nouveaux espaces pour les musulmans ou les orthodoxes » et la « surabondance de sites catholiques en déclin ». Inspirées des États-Unis, des solutions de partage ou de reconversion pourraient être envisagées, à condition qu’elles soient débattues avec toutes les parties prenantes. Dans le domaine du patrimoine, il recommande de s’appuyer sur la Convention de Faro, qui définit les communautés comme des acteurs à part entière de la protection des biens religieux. Sur l’environnement, il rappelle que la Constitution italienne, depuis 2022, consacre la protection de la nature comme un devoir, et que les religions, avec leurs enseignements éthiques, peuvent soutenir les politiques durables.
La santé est un autre terrain révélateur. Aujourd’hui, les aumôniers catholiques bénéficient d’un financement public, contrairement aux ministres des autres confessions. Un système participatif permettrait d’envisager des comités interreligieux d’éthique, des accords multipartites avec les hôpitaux, ou encore l’aménagement de « silence rooms » accessibles à tous. Dans l’éducation, la situation est plus sensible encore : l’enseignement religieux catholique, financé par l’État, coexiste avec une demande croissante de neutralité et de pluralisme. La Cour de cassation, en 2021, a d’ailleurs jugé que l’affichage du crucifix en classe devait être décidé « avec la participation de tous les intervenants et en utilisant la méthode visant à obtenir le consensus le plus large possible ».
La question de l’inclusion des organisations non confessionnelles n’est pas éludée. Dimodugno évoque l’Union des athées et agnostiques rationalistes (UAAR), rappelant qu’en 2016 la Cour constitutionnelle a jugé que l’État n’était pas tenu de négocier un accord avec elle. Mais, à la lumière de la jurisprudence européenne, une exclusion systématique pourrait être considérée comme discriminatoire. C’est pourquoi il relance l’idée d’une loi générale sur la liberté religieuse, attendue depuis des décennies, qui fixerait des critères objectifs de reconnaissance et de participation.
La portée de cette réflexion dépasse le strict cadre juridique. Dimodugno y voit aussi un moyen de revivifier la démocratie italienne, affaiblie par l’abstention et le désintérêt citoyen. Les communautés religieuses, par leur ancrage local et leur capacité à mobiliser autour de questions de sens, pourraient contribuer à redonner vie à l’espace public. Il distingue deux niveaux : un niveau institutionnel, pour structurer le dialogue avec l’État, et un niveau communautaire, pour ouvrir des forums où croyants et non-croyants discutent ensemble des enjeux concrets.
La conclusion, placée sous le double patronage de Paul VI et du philosophe Marcel Gauchet, souligne l’ambition de cette proposition. Paul VI affirmait dès 1971 que « la démocratie exige de nouvelles formes de participation », tandis que Gauchet rappelle que même les sociétés sorties de la religion ne peuvent se dispenser de dialoguer avec elle. Entre mémoire constitutionnelle et défis contemporains, Dimodugno invite donc à repenser la liberté religieuse en Italie comme une liberté pleinement vécue, nourrie par des processus de participation qui reconnaissent chacun dans la société plurielle.