La dissolution de l’Institut européen des sciences humaines (IESH), école de formation d’imams fondée au début des années 1990 dans le Morvan, a été prononcée en Conseil des ministres. Au terme d’un été marqué par le gel de ses avoirs, la décision s’inscrit dans une politique plus large de réduction de l’influence de la mouvance frériste en France, selon l’Intérieur. Pour les autorités, l’institut prônait un islam radical et légitimait le djihad armé ; pour ses responsables, l’établissement formait des cadres religieux “responsables” et ancrés dans les réalités françaises. Deux lectures inconciliables d’un même lieu, et, en arrière-plan, une tension devenue classique entre impératif de sécurité et respect des libertés fondamentales.
Le geste gouvernemental est lourd de symboles. L’IESH, souvent décrit comme la principale structure de formation islamique privée en France, est associé par des services et des experts au réseau des Frères musulmans ; la dissolution est ainsi présentée comme une “nouvelle étape” contre l’entrisme de ce courant. Dans l’immédiat, la mesure met fin à l’activité de l’association en tant que personne morale, ouvre une phase de liquidation et place les personnels et étudiants dans l’incertitude. L’Élysée et les relais gouvernementaux soulignent la cohérence de la décision avec l’arsenal issu du Code de la sécurité intérieure.
Du côté de l’IESH, la riposte judiciaire est annoncée : référé pour tenter d’obtenir la suspension du décret et recours au fond pour en contester la légalité. L’institut estime que les griefs amalgament des cours académiques, des textes classiques et la dérive de propos isolés ; il revendique une mission d’éducation théologique et de médiation dans la société française. Il met aussi en garde contre la disparition d’une filière de formation religieuse francophone qui, de facto, renverrait des futurs cadres musulmans vers l’étranger.
Cette affaire intervient dans un paysage où la dissolution administrative est devenue un outil saillant de l’action publique. Depuis 2020, plusieurs structures ont été dissoutes pour apologie de la violence, incitation à la haine ou liens avec des mouvances extrémistes : BarakaCity, Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), Génération identitaire. Le Conseil d’État a, à plusieurs reprises, validé ces décisions en référé ou au fond, mais le contrôle opéré reste casuistique : il dépend de la qualité des éléments produits par l’administration et du lien précis entre l’association et des atteintes graves à l’ordre public.
Un certain nombre de voix issues du monde académique, juridique et associatif — telles que l’avocat William-Julien Courvoisier, la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez, ou encore des collectifs de responsables associatifs musulmans — s’inquiètent de ce qu’elles considèrent comme une banalisation du recours à la dissolution administrative. Elles soulignent que cette mesure, par définition exceptionnelle, entraîne des effets irréversibles : perte des locaux, disparition de la personnalité morale, éclatement des collectifs. Même en cas d’annulation ultérieure par le juge, l’association a souvent déjà cessé d’exister de fait. Pour ces observateurs, une telle logique fragilise le tissu associatif et risque de confondre la critique religieuse ou politique, qui relève du débat démocratique, avec l’apologie de la violence, qui relève du pénal.
Si l’affaire devait aller au-delà du Conseil d’État et être portée devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), celle-ci examinerait le dossier à la lumière de deux volets distincts de la Convention européenne : l’article 11 (liberté d’association) et l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion). La Cour rappelle régulièrement que si des restrictions à la liberté d’association peuvent être justifiées par la « sécurité nationale », il n’en va pas de même pour la liberté religieuse : la sécurité nationale n’est pas un motif acceptable pour limiter l’exercice d’une religion. Les seules limites prévues sont l’ordre public, la santé, la morale ou la protection des droits d’autrui. De plus, la jurisprudence de Strasbourg a toujours encadré de manière très stricte les ingérences des États dans l’organisation interne des communautés religieuses : dissolutions, ingérences dans la nomination des responsables cultuels ou dans la formation des ministres du culte sont analysées comme des atteintes d’une particulière gravité, qui ne peuvent se justifier qu’en cas d’éléments précis, répétés et directement imputables à l’organisation en cause. Dans des affaires concernant la Turquie, la Russie ou la Bulgarie, la Cour a condamné les dissolutions ou ingérences jugées disproportionnées. Dans le cas de l’IESH, un recours à Strasbourg ouvrirait donc un double débat : d’une part, sur la suffisance des preuves de dérives violentes ou apologétiques, d’autre part sur la légitimité d’une dissolution qui touche à l’organisation d’une institution religieuse, là où la CEDH se montre historiquement la plus exigeante envers les États.
Politiquement, la dissolution de l’IESH intervient dans un moment où l’exécutif veut afficher fermeté et clarté doctrinale sur l’islamisme politique. Des responsables de droite et d’extrême droite y voient une victoire attendue ; les représentants musulmans s’inquiètent d’une confusion entre orthodoxie religieuse, conservatisme moral et radicalité au sens pénal. Entre ces deux pôles, nombre d’observateurs soulignent que la pérennité d’un islam de France passe aussi par des lieux de formation capables de conjuguer théologie, langue arabe, connaissance du contexte laïque et exigences civiques. La disparition d’un acteur central peut-elle être compensée rapidement par d’autres dispositifs, publics ou privés, sans perte de qualité ni de confiance ? La question reste ouverte.
Sur le terrain contentieux, la procédure à venir dira si les motifs retenus par le décret — “prône un islam radical”, “légitime le djihad armé”, liens allégués avec la mouvance frériste — sont corroborés par des éléments précis, datés et imputables à l’association elle-même. À défaut, le juge administratif pourrait en tempérer la portée, comme il l’a déjà fait ponctuellement dans d’autres dossiers ; à l’inverse, une validation confirmerait l’extension jurisprudentielle du périmètre des dissolutions aux structures de formation religieuse. Dans les deux cas, le débat public gagnerait à dépasser les slogans : articuler la protection de l’ordre public et les droits fondamentaux est une exigence démocratique, plus encore lorsqu’il s’agit de liberté de culte et d’éducation religieuse.