Au cœur du désert du Sinaï, au pied du mont Moïse, se dresse l’un des plus anciens sanctuaires chrétiens : le monastère de Sainte‑Catherine, fondé au VIᵉ siècle par l’empereur byzantin Justinien. Symbole millénaire de l’histoire chrétienne, juive et musulmane, il est au centre d’un conflit juridique et diplomatique récent qui révèle les enjeux contemporains de la liberté religieuse, de la souveraineté nationale et de la diplomatie interconfessionnelle.
Un verdict à portée symbolique
Le 28 mai 2025, la Cour d’appel d’Ismaïlia a rendu un verdict inattendu : l’État égyptien possède la pleine propriété des terrains entourant le monastère, tout en permettant aux moines orthodoxes d’y demeurer et d’en faire usage. Cette décision, jugée « historique » et porteuse de conséquences potentielles lourdes, a servi de détonateur pour une crise diplomatique entre Le Caire et Athènes.
Du point de vue égyptien, il ne s’agissait que d’une clarification juridique interne : la copropriété de facto de terrains publics sur lesquelles, néanmoins, le monastère continuera de fonctionner. L’administration Sissi a assuré que cette décision ne porterait pas atteinte à l’exercice du culte ni à la valeur spirituelle du lieu ; mieux, elle aurait « consolidé » la protection de ce patrimoine religieux.
« Un précédent dangereux » s’alarment les Églises
Mais la réaction en Grèce et parmi les autorités orthodoxes fut immédiate : l’archevêque Ieronymos II d’Athènes a dénoncé un « scandale », mettant en garde contre une forme de brimade historique à l’encontre du christianisme orthodoxe. De son côté, le patriarcat œcuménique de Constantinople, aux côtés des patriarcats de Jérusalem et d’Alexandrie, a vivement appelé Le Caire à respecter les « engagements historiques » et à préserver les droits de propriété consacrés par des chartes médiévales et ottomanes.
Les moines, quant à eux, ont fermé temporairement les portes du monastère en signe de protestation, soulignant que ce verdict pourrait porter atteinte à la mission spirituelle d’un site millénaire.
Diplomatie d’urgence entre Le Caire et Athènes
Dès le début du mois de juin, des responsables grecs ont exigé des assurances fermes. Le ministre grec des Affaires étrangères, Giorgos Gerapetritis, s’est rendu au Caire où il a rencontré son homologue égyptien. Ils ont convenu de travailler à la protection « des droits et du statut juridique » du monastère. Le président Sissi, dans un appel au Premier ministre grec Mitsotakis, a réaffirmé l’engagement de son gouvernement à faire respecter le « statut sacré » du lieu.
Cette initiative démontre la sensibilité du dossier, où se croisent l’histoire universelle d’un lieu de partage interreligieux et l’ancrage stratégique du Sinaï pour l’Égypte.
Un patrimoine unique menacé ?
Si les terres en question – jardins, vignes, dépendances agricoles – sont budgétaires plutôt que cultuelles, elles participent à l’autonomie matérielle du monastère. Pour beaucoup, ce n’est donc pas « que de la terre », mais l’affirmation du droit d’exister en tant que communauté religieuse dans un espace rare et protégé. Plusieurs voix redoutent que ce verdict ne donne un précédent inédit sur le contrôle des lieux religieux par des États volontiers autoritaires.
À l’échelle internationale, l’affaire est citée dans les débats sur la liberté religieuse, y compris dans des organismes gouvernementaux tels que l’US Commission on International Religious Freedom (USCIRF), qui voit dans ce cas un test de la capacité des autorités à préserver la liberté de culte dans un contexte nationaliste croissant.
Entre souveraineté et spiritualité
Dans un pays où les mosquées et les lieux de culte chrétiens peuvent être également soumis à des régulations étatiques, ce dossier interroge profondément la nature de l’État égyptien et sa capacité à conjuguer souveraineté et protection de la diversité confessionnelle. Ce monastère, dont la bibliothèque abrite des manuscrits uniques (Codex Sinaiticus, Ashtiname du prophète Mahomet…), demeure un lieu de rayonnement scientifique, culturel et spirituel. Atteindre à son intégrité juridique, disent ses détracteurs, équivaut à ébranler la confiance interreligieuse autour de lui.
À la veille d’un éventuel accord, un point semble clair : tant que le monastère demeure un lieu de prière accessible aux chrétiens orthodoxes, juifs et musulmans, le verdict officiel égyptien est, en théorie, neutre. Mais c’est surtout la perception d’une atteinte à un droit historique et spirituel qui alarme.
Que se joue‑t‑il demain ?
Une solution juridique négociée entre l’Égypte et le Saint-Siège orthodoxe grec influé par le patriarcat œcuménique paraît désormais cruciale. Il s’agira d’enraciner le droit d’usage des terres dans un statut contractuel durable, abrité du jeu des majorités politiques, et assorti d’un engagement international. L’Union européenne, de plus en plus sensibilisée aux questions de liberté religieuse dans les pays tiers, pourrait jouer un rôle de garant, à l’heure où le projet touristique au Sahara égyptien transforme le paysage du Sinaï, créant des défis écologiques et patrimoniaux.