Le 9 octobre 2025, la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg a jugé que l’Ukraine avait violé le droit à la liberté religieuse d’une petite communauté orthodoxe du village de Ptycha, dans la région de Rivne, à l’ouest du pays. Cette décision intervient dans un contexte complexe de tensions religieuses et institutionnelles qui agitent l’Ukraine depuis plusieurs années.
L’histoire commence bien avant la saisine de la CEDH. La Religious Community of Svyato‑Uspenskyy Parish, fondée en 1991 et composée de fidèles de l’Église orthodoxe ukrainienne (UOC) alors affiliée au Patriarcat de Moscou, possédait et utilisait depuis longtemps une église dédiée à l’Assomption de la Vierge Marie dans le village de Ptycha. Mais à partir de 2014, dans le sillage des bouleversements politiques en Ukraine et de la création ultérieure de l’Orthodox Church of Ukraine (OCU) — structure reconnue par le Patriarcat œcuménique de Constantinople — des divisions ont surgi au sein du village. Les fidèles se sont scindés entre ceux qui restaient loyalistes à l’UOC et ceux qui rejoignaient l’OCU, entraînant des tensions croissantes autour du contrôle de l’église.
Ces tensions ont dégénéré à plusieurs reprises. En novembre 2015, le conseil municipal de Ptycha a tenté d’imposer un usage partagé de l’église entre les deux groupes, sans le consentement de la communauté propriétaire, déclenchant une série de procédures judiciaires. En janvier 2016, une décision judiciaire a fait saisir l’église pour des raisons de sécurité, empêchant toute célébration. Lorsque cette saisie a été levée en avril 2018, des individus non identifiés ont tenté d’entrer de force dans le bâtiment, causant des dégâts et des blessures. La cour locale a alors de nouveau gelé l’usage de l’église, prétextant la nécessité d’investigations pénales, ce qui a laissé la communauté orthodoxe sans accès à son lieu de culte.
Face à cette spirale de blocages et de violences latentes, la communauté a décidé de saisir la CEDH en février 2019, soutenant que l’État ukrainien avait manqué à ses obligations de protéger sa liberté religieuse en vertu de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion).
La CEDH a examiné le dossier à la lumière de cette obligation positive : l’État ne doit pas seulement s’abstenir d’entraver la pratique religieuse, mais doit aussi prendre des mesures effectives pour permettre aux communautés religieuses d’exercer leurs cultes en paix, surtout lorsqu’un conflit interne à un lieu de culte menace cet exercice. Elle a noté que, malgré la présence policière et certaines tentatives de médiation, les autorités ukrainiennes n’ont pas pris de mesures suffisantes pour assurer à la communauté orthodoxe l’accès à son église face aux contestations et aux empiètements d’un groupe rival.
Dans son arrêt du 9 octobre 2025, la Cour a donc conclu qu’il y avait eu violation de l’article 9 de la Convention : le gel prolongé de l’usage du lieu de culte, en l’absence d’action efficace contre les actes de fait ou d’une régulation claire, avait privé de fait la communauté de l’exercice de sa religion. Elle a aussi éliminé de la procédure toute partie de la requête liée à un droit de propriété sur l’église, car la communauté, telle qu’elle avait été juridiquement conçue au moment de l’introduction de la requête, n’existait plus sous le même statut.
Sur les dommages demandés, qui s’élevaient à plusieurs centaines de milliers d’euros pour perte matérielle et morale, ainsi que les frais de procédure, la Cour a refusé d’accorder une indemnisation : elle n’a pas établi de lien de causalité suffisant entre la violation constatée et les sommes réclamées.
Ce jugement illustre l’exigence croissante de Strasbourg quant à la neutralité de l’État et à sa capacité à gérer les conflits interconfessionnels sans entraver l’exercice de la religion d’une partie. Dans un pays comme l’Ukraine, où la question de l’orthodoxie est étroitement liée à des identités nationales et politiques — entre fidélité historique au Patriarcat de Moscou et affirmation d’une église autocéphale soutenue par Kiev et Constantinople —, la décision rappelle que la liberté religieuse ne peut pas être laissée à la seule dynamique des affrontements locaux : elle implique une action étatique proactive pour garantir l’accès effectif aux lieux de culte.
Pour la petite communauté de Ptycha, cette décision est une reconnaissance juridique importante de ce qui lui a été refusé pendant des années. Même si l’arrêt ne lui apporte pas de compensation financière, il pose un principe clair : les États doivent garantir que les rivalités religieuses ne se traduisent pas par une privation durable du droit de prier et de se rassembler.