Le 5 juin dernier, un homme de la Nouvelle-Écosse s’est présenté devant la justice canadienne avec une revendication inhabituelle : le droit à la liberté de religion pour justifier la possession et l’importation illégale d’ayahuasca, un puissant hallucinogène contenant du DMT. À ses yeux, cette boisson sud-américaine était au cœur d’un rite sacré organisé dans la nature. Aux yeux du ministère public, elle était une drogue interdite par la loi canadienne, classée dans la même catégorie que l’héroïne ou le fentanyl. Cette affaire, à première vue marginale, ravive en réalité un débat fondamental : peut-on tolérer l’importation de drogues psychédéliques sur la base de la foi ? Et si oui, à quel risque pour la société ?
L’illusion d’un usage sacré
L’argument avancé par la défense repose sur un principe juridiquement solide : la liberté de religion, protégée par la Charte canadienne des droits et libertés. Mais il convient ici de rappeler une réalité simple : cette liberté n’est pas absolue. Elle ne peut justifier n’importe quelle pratique, surtout lorsqu’elle met en péril la santé publique. L’ayahuasca n’est pas une plante anodine. Elle contient du DMT, une substance si puissante qu’elle peut plonger en quelques minutes un individu dans un état dissociatif, hallucinatoire, voire délirant. Les visions qu’elle provoque peuvent être spirituelles pour certains, mais pour d’autres, elles sont synonymes de terreur, de panique, voire de décompensation psychiatrique.
Derrière les discours envoûtants sur la « médecine de la jungle », se cache un retour dangereux vers une époque dont la société occidentale a mis des décennies à se relever.
Le retour des fantômes des années 60
Dans les années 1960, des figures comme Timothy Leary, psychologue et prédicateur du LSD, ont activement promu les psychédéliques comme moyen de libération spirituelle. Leary, enseignant à Harvard, affirmait que le LSD permettait d’élargir la conscience, de rencontrer Dieu, et d’accéder à une vérité intérieure supérieure. En quelques années, la promesse est devenue un piège. Des milliers de jeunes ont plongé dans des états de confusion mentale. Les cliniques psychiatriques ont été débordées. La contre-culture, avide de transcendance, a laissé derrière elle des centaines de vies brisées.
Ce n’est pas un hasard si le LSD, la psilocybine et le DMT ont été classés comme substances interdites. Ce fut une décision politique, certes, mais fondée sur des constats médicaux : ces drogues sont neurotoxiques, elles peuvent déclencher des psychoses, et même dans des contextes « ritualisés », elles représentent une menace. Faut-il rappeler que même dans les années 60, elles étaient encadrées par des psychologues et des psychiatres ? Le cadre n’a pas suffi. Les dégâts ont été immenses.
La spiritualité ne lave pas le danger
Il est donc fallacieux d’arguer que l’usage religieux ou sacré serait, par nature, moins dangereux. Au contraire, cette sacralisation peut en augmenter le pouvoir suggestif, et donc les risques psychologiques. Lorsqu’une substance hallucinogène est présentée comme un outil de guérison spirituelle ou de rencontre avec le divin, elle devient un objet de fascination. Elle attire les plus vulnérables : jeunes en quête de sens, personnes fragilisées, individus souffrant de solitude ou de troubles non diagnostiqués.
Même sous encadrement, les risques demeurent. En Colombie ou au Pérou, les récits abondent de sessions d’ayahuasca ayant conduit à des violences, des fugues, des agressions, voire des décès. Importer cette pratique dans un pays occidental, où les traditions qui l’encadrent n’existent pas, revient à jouer avec le feu. Le danger est d’autant plus grand qu’il est enveloppé d’un voile de mysticisme qui déresponsabilise les consommateurs.
Une pente glissante vers la banalisation
Mais le plus grand péril est sans doute celui du précédent juridique. Si la justice canadienne devait donner raison à Michael Adzich, elle créerait une brèche : chacun pourrait invoquer une croyance ou un rituel personnel pour justifier l’usage d’une drogue interdite. La mescaline, la psilocybine, le LSD, la salvia divinorum… Tous les psychotropes hallucinogènes pourraient être réclamés au nom d’une quête spirituelle. Et qui oserait, ensuite, poser la limite ? Qui pourrait distinguer la foi sincère de l’auto-illusion ? En un mot, c’est toute la politique de santé publique fondée sur l’interdiction de ces substances qui se verrait ruinée.
L’usage religieux des psychotropes n’est pas une tradition universelle. Il est spécifique à certaines communautés indigènes, dans des cadres culturels très codifiés. Vouloir transposer ces pratiques dans des sociétés occidentales postmodernes, où la religion est souvent syncrétique, voire improvisée, est une erreur. Le multiculturalisme ne doit pas devenir un alibi pour l’introduction de substances à haut potentiel addictif et destructeur.
Protéger la jeunesse, défendre la raison
Dans ce débat, il est urgent de rappeler une vérité souvent étouffée par l’exotisme et les discours ésotériques : ces substances ne sont pas anodines. Elles modifient profondément le fonctionnement du cerveau, créent des dépendances psychologiques, et ouvrent la voie à de nombreuses dérives. Dans un contexte où la jeunesse est déjà confrontée à des défis mentaux immenses, où l’anxiété, la dépression et le sentiment de vide progressent, faut-il vraiment introduire l’idée que la solution passe par une plante hallucinogène ? Faut-il vraiment offrir à nos enfants le miroir aux alouettes d’une « transcendance » chimique ?
La réponse doit être ferme. La liberté de religion n’est pas une permission illimitée. Elle s’exerce dans le cadre de la loi, et la loi protège la société contre les poisons, fussent-ils spirituellement enrobés. Le Canada, qui a su reconnaître certaines traditions autochtones tout en protégeant l’intérêt général, ne doit pas céder à la tentation d’un relativisme où toutes les pratiques se valent.
Il en va de la santé des jeunes, de la cohérence du droit, et du respect authentique des traditions religieuses — les vraies, celles qui élèvent, et non celles qui égarent. Et je le dis avec pourtant un très grand respect à l’égard des rites indigènes.