Genève — Sur les hauteurs du lac Léman, le Palais des Nations, emblème du multilatéralisme, semble vivre une mutation silencieuse. Temple des droits humains et du dialogue entre les peuples, il est devenu, sous l’impulsion méthodique de Pékin, le théâtre d’une transformation du débat international. En imposant une vision des « droits humains aux caractéristiques chinoises », la Chine tente, à l’ONU même, de redéfinir les principes fondamentaux de protection des libertés individuelles.
Deuxième financeur de l’organisation après les États-Unis, la Chine multiplie les initiatives pour renforcer son influence au sein du Conseil des droits de l’Homme et du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme. Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), en collaboration avec Radio France et quarante-trois médias partenaires, révèle comment Pékin orchestre une stratégie globale pour museler les critiques et promouvoir ses propres organisations, les fameuses « Gongos » — des ONG gouvernementales dissimulées sous les atours de la société civile.
Un mécanisme d’influence bien rodé
Le 13 mars 2025, lors de la 58ᵉ session du Conseil des droits de l’Homme, un épisode illustre parfaitement cette tactique. Ce jour-là, une conférence sur l’égalité des sexes est organisée par le China Network for International Exchanges (CNIE). Derrière la façade d’un débat consacré aux droits des femmes, le ton est à l’éloge unanime des actions du gouvernement chinois. Huit intervenants se succèdent, tous louant les efforts de Pékin, dans une salle aux allures clairsemées, occupée principalement par la délégation officielle chinoise.
À l’issue de la conférence, les tentatives des journalistes pour obtenir des précisions sur l’indépendance de l’association révèlent une réalité plus trouble. Tandis que Xiao Ningning, vice-secrétaire générale du CNIE, affirme que son organisation est « purement civile », son site Internet indique sans ambages l’existence d’une section du Parti communiste chinois au sein même de l’association.
Les « Gongos », instruments de surveillance et de désinformation
Le phénomène des « Gongos » n’est pas nouveau, mais leur multiplication est frappante. Depuis 2018, le nombre d’ONG chinoises accréditées à l’ONU a presque doublé. Selon l’ICIJ, sur 106 ONG chinoises aujourd’hui enregistrées, 46 sont dirigées par des responsables affiliés au Parti communiste ou au gouvernement. Dix autres dépendent majoritairement de financements publics.
À travers ces structures, Pékin occupe le terrain de la société civile internationale. Officiellement dédiées à la défense des droits humains ou au développement durable, ces organisations agissent en réalité comme des relais du discours gouvernemental chinois. Leur présence massive lors des sessions de l’ONU limite l’espace disponible pour les véritables ONG indépendantes, entravant les voix critiques, notamment celles des dissidents tibétains, ouïghours ou hongkongais.
Pire encore, plusieurs témoignages rapportent des pratiques de surveillance illégale. Certaines Gongos photographient des militants à leur insu dans l’enceinte même du Palais des Nations, un comportement destiné à intimider et à envoyer un message clair : « vous êtes surveillés ».
Redéfinir les droits humains
Au-delà de l’intimidation, c’est une véritable bataille idéologique que mène la Chine. Selon l’analyse de l’ONG International Service for Human Rights (ISHR), Pékin promeut une interprétation des droits humains qui subordonne les libertés individuelles à la souveraineté nationale et à la stabilité sociale. Dans cette vision, aucune critique étrangère sur la situation intérieure d’un État ne devrait être tolérée.
Cette stratégie a trouvé une traduction concrète en 2022, lors de la tentative de blocage du rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies sur les violations commises contre les Ouïghours dans le Xinjiang. Le CNIE, notamment, a orchestré une pétition réunissant près d’un millier d’ONG — pour beaucoup des Gongos — exigeant la non-publication du rapport. Malgré ces pressions, Michelle Bachelet, alors Haut-Commissaire aux droits de l’Homme, a publié, in extremis, un document accablant évoquant de possibles crimes contre l’humanité.
Une emprise difficile à contrer
Face à ces pratiques, l’ONU se trouve démunie. Le Haut-Commissariat explique ne pas disposer de critères clairs pour différencier ONG authentiques et Gongos, une distinction délicate dans un système multilatéral qui repose sur la neutralité. Toute tentative de filtrage pourrait être perçue comme un acte politique, exposant l’ONU à des accusations de partialité.
Pourtant, l’inquiétude monte. Des diplomates européens, sous couvert d’anonymat, reconnaissent que les Gongos représentent un véritable problème, sans solution facile. Le Palais des Nations, autrefois espace de protection pour les défenseurs des droits, devient pour certains un terrain miné. Les gouvernements autoritaires, à commencer par Pékin, y exercent une influence grandissante, réduisant chaque jour davantage l’espace de la critique.
Une inquiétude croissante chez les militants
Pour les militants, la situation est alarmante. De nombreux activistes, en particulier issus des minorités chinoises persécutées, considèrent désormais Genève non plus comme un refuge, mais comme une zone à risque. Selon Zumretay Arkin, vice-présidente du Congrès mondial ouïghour, l’enceinte onusienne est devenue un prolongement de la répression qu’ils subissent dans leurs pays d’origine.
L’enquête de l’ICIJ confirme que la Chine n’est pas seule. D’autres régimes autoritaires, tels que la Russie ou l’Iran, utilisent des méthodes similaires, profitant des failles du système onusien pour étouffer la voix de la société civile.
Un défi pour l’avenir du multilatéralisme
À l’heure où l’ordre international est de plus en plus contesté, la mainmise chinoise sur l’espace des ONG à l’ONU pose un défi majeur. À travers ses Gongos, Pékin ne se contente pas de protéger son image : il cherche à remodeler les normes internationales des droits humains, en imposant une conception étatique et autoritaire de ces droits.
La défense du multilatéralisme passe aujourd’hui par une prise de conscience lucide de ces dérives. Sans mesures pour protéger l’espace de la société civile indépendante, les principes mêmes que l’ONU s’est donné pour mission de défendre risquent d’être vidés de leur substance.