Dans les ruines fumantes d’une petite église à Melitopol, seule une croix brisée subsiste sur un mur lézardé. Le silence, lourd et solennel, pèse sur les bancs calcinés où résonnaient autrefois les chants du samedi. Des tessons de vitraux éclatés jonchent le sol, témoins muets d’un culte défunt. Depuis l’été 2022, l’administration d’occupation russe marche d’une main de fer pour étouffer toute fidélité qui ne se soumet pas à Moscou.
Sur l’ensemble des territoires ukrainiens temporairement occupés, la liberté religieuse a cédé la place à une logique d’intimidation et d’anéantissement. Les chiffres officiels du ministère ukrainien des Affaires étrangères font état d’au-delà de trente responsables religieux détenus de façon illégale par les forces d’occupation. Pire encore, selon un rapport de la Mission Eurasia, au moins quarante-sept dirigeants religieux ont trouvé la mort depuis le début de la guerre, victimes de tortures, d’exécutions sommaires ou de conditions inhumaines en détention. Parmi eux, dix-huit appartenaient à l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou, sept à l’Église orthodoxe d’Ukraine, douze étaient pasteurs baptistes, huit pentecôtistes et deux adventistes.
En Crimée, occupée dès 2014 puis annexée illégalement par Moscou, le régime impose une réinscription systématique de toutes les communautés religieuses selon ses propres règles. Toute congrégation refusant de se conformer est déclarée illégale et dissoute. Orthodoxes ukrainiens, musulmans tatares et Témoins de Jéhovah dits « extrémistes » depuis 2017 subissent enlèvements, tortures et exécutions extrajudiciaires. Les Tatars, déjà traumatisés par la déportation de 1944, voient leurs associations culturelles et religieuses dissoutes, leurs imams arrêtés pour des accusations forgées de toutes pièces, sous l’accusation de liens avec Hizb ut-Tahrir.
Dans le Donbass, la « République populaire » de Louhansk a voté dès 2018 une loi liberticide obligeant chaque communauté à se réenregistrer sous peine d’illégalité ; la seule Église orthodoxe tolérée est celle du Patriarcat de Moscou. Baptistes, pentecôtistes, adventistes et autres congrégations protestantes ne bénéficient d’aucune autorisation et voient leurs lieux de culte fermés, débranchés de l’eau, du gaz et de l’électricité, parfois vandalisés ou réaffectés à des usages militaires ou administratifs. En 2018, la dernière mosquée de Donetsk a été scellée après l’interrogatoire brutal de l’imam et de plusieurs fidèles, accusés d’« extrémisme » sans la moindre preuve.
Du côté de la « République » de Donetsk, la répression se fait plus sournoise : perquisitions au petit matin, confisquations de documents et d’appareils électroniques, interrogatoires sous la menace des armes. Les Témoins de Jéhovah sont purement interdits ; leurs temples, réquisitionnés pour le compte du pseudo-ministère de la Culture, sont ornés de drapeaux russes et rebaptisés « centres patriotiques ». Les fidèles, traqués pour « terrorisme » et « espionnage », vivent dans la clandestinité la plus totale.
À Zaporizhzhia et Kherson, régionales conquises en 2022, les autorités d’occupation ukraino-russes ont dissous toutes les organisations religieuses, sauf quelques paroisses jugées « loyales à Moscou ». À Berdiansk et Melitopol, les militaires fouillent les églises comme des repaires de partisans : clés, téléphones, ordinateurs sont emportés, les accès scellés et les monuments déclarés « sans maître ». Ces édifices, jadis refuges spirituels, deviennent des dépôts militaires ou des centres de propagande.
La communauté gréco-catholique ukrainienne, chapeautée par le Major Archevêque Sviatoslav Shevchuk, a payé un tribut particulièrement lourd. « Sur ces territoires, notre Église est liquidée de fait ; il n’y a plus un seul prêtre catholique restant », confiait-il lors d’une conférence internationale. Les organisations caritatives comme Caritas et les Chevaliers de Colomb ont été interdites, privant les populations locales d’un soutien social irremplaçable en temps de guerre.
Dans l’oblast de Kharkiv, bien que la ville ait majoritairement été libérée, plusieurs villages demeurent sous le joug russe. Les rares congrégations autorisées sont obligées de s’enregistrer sous la législation de Moscou ou de fermer boutique. Les Églises indépendantes racontent des coupures régulières des services publics, des menaces de confiscation de leurs terrains et des actes de vandalisme — croix arrachées, Bibles incendiées, icônes brisées.
Dans les steppes méridionales, la vie religieuse se réduit désormais à quelques messes clandestines dans des maisons privées. Les familles, scindées entre partisan de l’exode et défenseur de la présence spirituelle, avancent masquées, le moindre mécréant suspect pouvant conduire à une arrestation arbitraire. Certains fidèles n’hésitent plus à franchir la ligne de front pour assister aux offices dans les territoires libérés, prenant le risque de se faire boucler par l’armée russe.
Les biens liturgiques n’échappent pas à la haine systématique : vases sacrés volés, calices vendus sur les marchés clandestins, cloches démontées et métalliques récupérées pour leur matière. Des prêtres sont contraints de renoncer au secret de la confession, sous la pression des services spéciaux, ou de collaborer à des cérémonies à vocation strictement propagandiste — un sacrilège aux yeux de ceux qui, jadis, partageaient leur pain et leur pain bénit.
Et pourtant, au cœur de cette répression, la foi ukrainienne persiste sous terre et sous silence. Des pasteurs baptistes en exil improvisent des cultes via internet pour leurs paroissiens restés sur place ; des prêtres orthodoxes d’Ukraine célèbrent la liturgie dans des caves de sous-sol, éclairés à la bougie. Les Témoins de Jéhovah, malgré l’interdiction, poursuivent la distribution de leurs publications au péril de leur liberté.
De Kiev à Strasbourg, la communauté internationale est interpellée : comment tolérer que, en plein XXIᵉ siècle, des croyants soient chassés, torturés ou abattus pour l’exercice de leur culte ? L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe comme l’Article 18 Alliance rappellent que la liberté de conscience est un droit universel, non négociable. Les Nations unies et la Commission européenne multiplient les sanctions, mais sur le terrain, les fidèles continuent de prier dans l’ombre, entre larmes et espérance.
Dans ces territoires où la foi se meurt, l’ultime refuge reste peut-être la promesse d’un retour, d’une libération prochaine qui rendra aux pierres de ces églises un écho de chant. Mais pour l’heure, les collines de Kherson, les plaines de Donetsk et les collines de Crimée gardent le souvenir d’autels désertés, de croix brisées et de cierges éteints. Si la liberté religieuse a ici été réduite à néant, l’histoire retiendra néanmoins que des hommes et des femmes ont choisi, jusqu’au bout, d’entretenir le feu de la foi dans l’obscurité de l’oppression.