Au cœur des steppes d’Asie centrale, le Kazakhstan se veut un modèle de tolérance religieuse. Depuis son indépendance en 1991, cette ancienne république soviétique a tenté de conjuguer ouverture au monde, modernisation de l’État et gestion prudente du religieux. Mais les données les plus récentes viennent rappeler un paradoxe profond : la majorité des Kazakhstanais se considèrent comme religieux, voire pratiquants, mais une part non négligeable d’entre eux se heurte à des pratiques discriminatoires, à des lois restrictives ou à des pressions politiques et sociales qui contredisent les principes proclamés de liberté de conscience.
Le recensement de 2021 révèle que plus de deux Kazakhstanais sur trois s’identifient comme musulmans, principalement de rite sunnite hanafite, tandis qu’environ 17 % se réclament du christianisme, dont la majorité est orthodoxe russe. Moins de 3 % se disent sans religion. Contrairement aux années 1990, la religiosité n’est plus seulement culturelle ou identitaire : elle est redevenue, pour beaucoup, une dimension vivante de l’expérience personnelle. Cette évolution se manifeste à la fois dans la fréquentation des lieux de culte, dans l’expression publique de la foi, et dans les débats sociétaux. Pourtant, toutes les convictions ne sont pas traitées sur un pied d’égalité.
D’un point de vue institutionnel, la liberté de religion est protégée par la Constitution. Le texte interdit explicitement la discrimination fondée sur la religion et garantit la liberté d’association. Mais depuis l’adoption en 2011 d’une loi controversée sur les activités religieuses, le cadre légal s’est considérablement durci. Toute communauté religieuse doit être enregistrée auprès de l’État, avec un minimum de cinquante membres fondateurs pour les structures locales. Ce seuil, loin d’être neutre, rend impossible l’existence légale de nombreux petits groupes religieux. Les communautés non enregistrées – qu’elles soient musulmanes, chrétiennes, baha’ies, bouddhistes, scientologistes ou autres – risquent amendes, interdictions de réunion, confiscations de matériel et parfois emprisonnement de leurs membres.
Plusieurs études, dont celles du Forum 18 et de l’organisation Human Rights Without Frontiers, ont recensé ces dix dernières années des centaines de cas de sanctions administratives contre des citoyens kazakhstanais pour avoir organisé ou participé à des réunions religieuses non autorisées. Le port de signes religieux ostentatoires, comme le hijab dans certaines écoles ou institutions, a également fait l’objet de mesures restrictives, bien que la législation ne l’interdise pas explicitement. En 2017, le cas de Teymur Akhmedov, un témoin de Jéhovah condamné à cinq ans de prison pour avoir discuté de sa foi avec d’autres personnes, a suscité l’émoi de la communauté internationale. Libéré un an plus tard pour raisons médicales, il reste un symbole des limites de la liberté religieuse dans le pays.
L’État kazakhstanais ne se contente pas de réguler : il encadre. Le Conseil spirituel des musulmans du Kazakhstan (SAMK), instance centrale basée à Almaty, joue un rôle à la fois religieux et politique. Tous les imams doivent lui être affiliés. Le Conseil décide de la nomination du clergé, de la construction des mosquées, et encadre les prêches. Cette centralisation permet à l’État de contrôler les discours religieux et d’éviter l’essor de courants islamistes radicaux, mais elle marginalise de facto les courants non reconnus, comme les salafistes modérés ou les soufis indépendants. De même, les Églises protestantes, bien qu’en croissance, sont régulièrement considérées avec méfiance et accusées de prosélytisme abusif.
Le contraste entre l’ouverture affichée à l’international et les pratiques internes alimente une forme de double langage. Tous les trois ans, le Kazakhstan organise un événement diplomatique majeur : le Congrès des leaders des religions mondiales et traditionnelles. Accueillant rabbins, patriarches orthodoxes, imams, cardinaux et moines bouddhistes, ce forum se veut une vitrine de l’harmonie interreligieuse kazakhstanaise. Le président Kassym-Jomart Tokaïev y répète régulièrement que le Kazakhstan est un modèle de laïcité apaisée et de tolérance religieuse. Dans les faits, pourtant, l’État distingue entre religions « traditionnelles » – islam sunnite affilié au SAMK, Église orthodoxe, judaïsme, catholicisme – et « nouveaux mouvements religieux » souvent désignés comme suspects, voire sectaires. Cette classification implicite justifie un traitement différencié des droits, là où la Constitution ne le permet pas.
Ce climat de contrôle est aussi alimenté par une méfiance historique. L’héritage soviétique, où toute forme de religiosité était suspecte, continue de peser. Les autorités redoutent les dérives extrémistes, mais peinent à faire la distinction entre foi vécue librement et militantisme religieux radical. Dans ce contexte, les ONG locales comme Adildik Zholy ou les rapports internationaux (notamment ceux du Département d’État américain) insistent sur la nécessité de réformes structurelles. Ces réformes incluraient l’abaissement des seuils d’enregistrement, la reconnaissance des réunions privées sans autorisation préalable, et la levée des sanctions pour possession de littérature religieuse non enregistrée.
Le Kazakhstan cherche à affirmer son identité culturelle et religieuse dans une région sous influences croisées. Coincé entre le nationalisme russe orthodoxe, l’essor des courants islamiques au sud, et les équilibres géopolitiques entre la Chine et l’Occident, il joue un jeu d’équilibriste. Sa politique religieuse reflète cette tension entre stabilité, contrôle, et aspiration démocratique. Les croyants, eux, en subissent les effets concrets.
Car derrière les déclarations officielles, une réalité demeure : des hommes et des femmes continuent d’être sanctionnés pour leurs convictions, simplement parce qu’elles ne correspondent pas aux cadres imposés. Pour qu’une vraie liberté religieuse s’épanouisse au Kazakhstan, il faudra aller au-delà des proclamations et instaurer une égalité juridique réelle entre toutes les confessions, sans hiérarchie implicite, ni suspicion institutionnalisée. C’est à cette condition seulement que la foi pourra s’exprimer dans toute sa diversité – librement, pleinement, et en paix.