L’Église orthodoxe ukrainienne (EOU, à ne pas confondre avec l’Église orthodoxe d’Ukraine-EOdU, voir plus bas) se trouve aujourd’hui au cœur d’une controverse qui mêle religion, politique et mémoire historique. La loi ukrainienne « sur la protection de l’ordre constitutionnel dans la sphère de l’activité des organisations religieuses », entrée en vigueur le 23 septembre 2024, a sommé toutes les communautés religieuses enregistrées en Ukraine de rompre, dans un délai de neuf mois, toute affiliation avec des institutions basées dans des pays jugés « agresseurs », dont la Russie ; or le texte cite nommément l’Église orthodoxe russe (EOR), dont l’EOU est traditionnellement considérée comme une branche. Pourtant, aux yeux de son propre porte-parole, l’évêque Clément, l’EOU est déjà « totalement autonome et indépendante » du Patriarcat de Moscou, une autonomie qu’elle aurait affirmée lors d’un concile extraordinaire le 27 mai 2022.
Mais cette posture officialisée par l’EOU se heurte à un diagnostic contradictoire posé par le Service d’État pour la politique ethnique et la liberté de conscience (DESS), qui, dans une enquête de janvier 2023, considérait l’EOU comme toujours partie prenante de l’EOR. Cet avis de l’État ukrainien a alimenté des débats houleux, aboutissant à l’adoption, le 20 août 2024, de la loi 3894-IX, votée à une large majorité à la Verkhovna Rada, avec 265 voix pour, 29 contre et 4 abstentions. L’argument principal des défenseurs de la loi est de protéger la sécurité nationale contre toute « extension idéologique du régime de l’État agresseur », en l’occurrence la Russie.
Historiquement, la relation entre Kiev et Moscou remonte à la christianisation de la Rus’ en 988 : la métropole de Kiev dépendait alors du Patriarcat de Constantinople avant d’être transférée à Moscou en 1686, et resta sous tutelle russe jusqu’en 1918. Dans l’entre-deux-guerres et sous l’influence des soubresauts géopolitiques, le clergé kiévien tenta d’abord de regagner une forme d’autonomie, avant de se réintégrer dans le giron de Moscou, comme le rappelle Anatoliy Babynskiy, professeur à l’université catholique de Lviv. En 1990, anticipant l’indépendance prochaine de l’Ukraine, l’EOU renoua avec un statut d’autonomie, qu’elle abdiqua unilatéralement en mai 2022, sous le métropolite Onuphre.
Or, une Église orthodoxe ne peut devenir réellement autocéphale – c’est-à-dire pleinement indépendante – que si elle en obtient l’accord formel de son Église-mère et la reconnaissance de l’ensemble des Églises orthodoxes autocéphales. L’EOU, en décrétant seule son autonomie, n’a pas respecté cette procédure canonique, ce qui jette un doute sur la validité de son « statut ». Pire encore, le métropolite Onuphre demeure inscrit en tête de la liste des membres du Saint synode de l’EOR, suspicion accentuée par la persistance, dans certaines paroisses, de la commémoration liturgique du patriarche Cyrille.
De manière paradoxale, alors que l’EOU revendique plus de 8 000 paroisses et 9 000 membres du clergé, seuls 5,5 % des Ukrainiens s’en réclament, contre 13 % en 2021, selon une étude du centre Razumkov. Ce désamour s’explique en partie par les accusations de trahison et de collaboration portées, depuis 2014 et plus encore depuis l’invasion de 2022, contre plus d’une centaine de ses clercs, une trentaine ayant déjà été condamnés. Par ailleurs, les prises de position publiques en faveur du conflit du patriarche Cyrille ont provoqué un rejet massif, 63 % des Ukrainiens souhaitant aujourd’hui l’interdiction de l’EOU, contre 54 % en 2022.
Sur le plan politique, la loi 3894-IX ne vise pas à restreindre la liberté religieuse – elle le proclame expressément – mais s’inscrit dans un cadre de « sécurisation » du religieux, en articulant procédure administrative et contrôle étatique. Un tel contrôle s’est déjà manifesté au printemps 2023 par la non-renouvellement de baux de propriétés ecclésiastiques, et notamment le déplacement du clergé de l’EOU hors de la laure des Grottes de Kiev, soulignant la tension entre patrimoine et souveraineté nationale.
Malgré l’apparente rigueur du texte, la mise en œuvre pratique de la rupture canonique paraît délicate : comment l’État pourrait-il inspecter chacune des 8 000 paroisses de l’EOU ? C’est pourquoi les autorités misent sur un effet domino : contraindre le sommet de la hiérarchie à formaliser la rupture avec le Patriarcat de Moscou, en espérant que les diocèses et paroisses emboîteront le pas. Andriy Smirnov, historien des religions, précise qu’un simple acte public, tel que l’annonce que Mgr Onuphre renonce à siéger au Saint synode de l’EOR, pourrait suffire à satisfaire les exigences légales.
Pour autant, cette démarche technique ne garantit ni l’unité des chrétiens orthodoxes d’Ukraine ni la pacification des rapports confessionnels. L’autre grand corps orthodoxe ukrainien, l’Église orthodoxe d’Ukraine (EOdU) autocéphale depuis 2019 sous la houlette du métropolite Épiphane, n’entretient guère de dialogue avec l’EOU, et le face-à-face entre Épiphane et Onuphre, photographié le 24 août 2022 lors des célébrations de la fête nationale, symbolise désormais un dialogue au point mort.
Au-delà des enjeux canoniques, la question de l’indépendance de l’EOU renvoie plus largement à la réappropriation par l’Ukraine de son destin spirituel et historique, un impératif renforcé par l’invasion russe. La « sécurisation » du religieux, qui place sous surveillance les liens confessionnels transfrontaliers, interroge toutefois le rôle de l’État dans la gouvernance du sacré. Où s’arrête la protection nationale, et où commence la restriction de la liberté de culte ?