Le Dalaï-lama a confirmé cette semaine qu’il y aurait bel et bien un successeur après sa mort, et qu’il ne serait pas le dernier. Cette déclaration solennelle, faite à la veille de son 90ᵉ anniversaire, intervient dans un contexte de forte pression politique. Le chef spirituel du bouddhisme tibétain a précisé que seule la fondation Gaden Phodrang, qu’il a fondée en exil, serait habilitée à superviser la reconnaissance de sa future réincarnation. Il a également insisté sur le fait que personne d’autre, et en particulier aucun gouvernement, ne devrait interférer dans ce processus.
Derrière ces mots, il faut lire une tentative de couper court aux ambitions du Parti communiste chinois, qui cherche depuis longtemps à contrôler la succession du Dalaï-lama. Pékin affirme régulièrement que toute réincarnation d’un maître tibétain, y compris celle du Dalaï-lama, doit être validée par ses autorités, selon une procédure datant de l’époque impériale et incluant un tirage au sort dans une urne dorée. En 1995, la Chine avait déjà imposé son propre Panchen Lama – la deuxième autorité religieuse du bouddhisme tibétain – en faisant disparaître l’enfant désigné par le Dalaï-lama. Depuis, les Tibétains en exil n’ont jamais reconnu la légitimité du choix chinois.
Pour éviter qu’un tel scénario se répète, le Dalaï-lama envisage une solution inhabituelle : désigner son successeur de son vivant. À première vue, cela semble contredire le principe même de la réincarnation, qui suppose qu’un maître ne puisse renaître qu’après sa mort. Mais dans la tradition du bouddhisme tibétain, il existe une certaine souplesse. On distingue en effet la réincarnation au sens strict d’un tulku, c’est-à-dire une « émanation consciente » d’un maître éveillé. Cette notion permet à un grand lama de manifester plusieurs formes de lui-même, parfois même de son vivant, dans le but de poursuivre son œuvre ou d’en assurer la continuité.
Ce n’est donc pas une invention moderne. Il existe des précédents dans l’histoire du Tibet. Le 5ᵉ Dalaï-lama, par exemple, a contribué à reconnaître son propre successeur spirituel de son vivant, de même que d’autres écoles bouddhistes tibétaines ont connu des transmissions anticipées. Le Dalaï-lama actuel, Tenzin Gyatso, a souvent affirmé qu’il souhaitait moderniser les formes d’autorité religieuse. Il avait évoqué par le passé la possibilité que son successeur soit une femme, ou même que l’institution s’éteigne avec lui. Mais en réaffirmant aujourd’hui sa volonté de voir la lignée se poursuivre, il envoie un message fort à la Chine : la tradition tibétaine ne sera pas confisquée.
Cette stratégie permettrait non seulement de devancer toute tentative de Pékin de nommer un « faux Dalaï-lama », mais aussi de former spirituellement un jeune successeur dans un environnement libre, en exil. Cela ouvrirait la voie à une double succession : un Dalaï-lama désigné par la diaspora tibétaine, et un autre imposé par la Chine sur le sol tibétain. Une telle situation diviserait la communauté, mais elle permettrait au moins de sauvegarder la légitimité d’une lignée spirituelle indépendante.
La Chine, de son côté, a réagi vivement à la déclaration. Le ministère des Affaires étrangères a rappelé que la succession des lamas devait se faire sous l’autorité de l’État, en vertu de lois historiques. Des représentants d’instituts tibétologiques chinois ont qualifié la déclaration du Dalaï-lama de trompeuse, et ont insisté sur le fait que la tradition ne pouvait pas être manipulée pour des raisons politiques.
Dans les faits, c’est pourtant bien ce que tente de faire la Chine depuis plusieurs décennies. Le combat autour de la succession du Dalaï-lama dépasse donc la question religieuse : il s’agit d’une lutte pour la mémoire, pour la légitimité, et pour l’autonomie spirituelle d’un peuple dont l’identité est profondément liée à son chef religieux. En anticipant le processus, le Dalaï-lama tente d’inscrire son dernier acte politique dans une logique de continuité, et de soustraire à la contrainte ce que la foi tibétaine a toujours voulu libre.