Depuis octobre 2023, la Rapporteure spéciale des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction, Nazila Ghanea, tire la sonnette d’alarme : le Chili manifeste des signes préoccupants de résurgence de comportements antisémites. Dans une lettre datée du 24 mars 2025, elle met en garde le président Gabriel Boric contre une « apparente campagne d’attaques et de harcèlement antisémites » visant la communauté juive du pays.
Elle documente une série d’incidents qui laissent entrevoir une montée inquiétante de l’hostilité envers les Juifs. En octobre 2023, des gardiens d’une synagogue de Santiago ont été agressés verbalement par des individus brandissant des slogans antisionistes. Le 4 juillet 2024, des affiches ont été apposées sur les murs de la synagogue Bicur Joilim, à Santiago, interrogeant de manière provocatrice : « Que pense la synagogue du génocide en Palestine ? »
À Concepción, une autre synagogue a été vandalisée à plusieurs reprises avec des graffitis à teneur politique appelant à la libération de la Palestine, attribués à des mouvements révolutionnaires d’extrême gauche. À Valparaíso, Puerto Montt et Santiago, plusieurs installations publiques érigées à l’occasion de Hanoucca ont été dégradées. À Santiago, le 12 octobre 2024, un individu aurait menacé un garde d’un centre communautaire juif en insinuant qu’il risquait d’être « bombardé ».
Cette série d’événements, loin d’être isolés, a attiré l’attention de la communauté internationale. Outre l’ONU, des responsables américains ont également exprimé leur vive inquiétude face à la montée de l’antisémitisme au Chili. Ils ont exhorté les autorités chiliennes à condamner publiquement ces actes et à accélérer les enquêtes. Le message est clair : le silence politique et judiciaire alimente un sentiment d’impunité.
Dans sa lettre, Nazila Ghanea s’étonne notamment de l’absence de condamnations officielles et du manque de progrès dans les enquêtes. Elle relève également l’attitude ambiguë de certaines figures publiques chiliennes, notamment des personnalités politiques ayant exprimé leur désapprobation face à l’installation de symboles juifs dans l’espace public, comme la menorah de Hanoucca. Peu après ces critiques, certains de ces symboles ont été la cible de dégradations, renforçant l’idée que le discours public peut entretenir un climat de haine, même involontairement.
La Rapporteure spéciale insiste : les personnalités publiques, en particulier les élus, ont la responsabilité morale de combattre les discours de haine, même lorsqu’ils ne franchissent pas les limites fixées par la loi. Leur silence peut être interprété comme une tolérance implicite ou une validation.
Du côté des autorités chiliennes, la réponse reste mesurée. Tomás Pascual, ambassadeur et directeur des droits humains au ministère des Affaires étrangères, a déclaré que le Chili rassemblait les informations nécessaires pour répondre de manière complète à la communication de l’ONU, et qu’une réponse serait transmise « dans les meilleurs délais ». Il a réaffirmé l’engagement du pays envers ses obligations internationales en matière de droits humains, sans pour autant commenter le fond des accusations.
La communauté juive chilienne, traditionnellement discrète, fait face à une inquiétude croissante. Des voix comme celle de l’American Jewish Committee s’élèvent pour dénoncer le climat actuel, qu’elles jugent alimenté par des amalgames entre la critique légitime des actions de l’État d’Israël et une hostilité dirigée contre les Juifs en tant que tels.
La frontière entre antisionisme et antisémitisme est en effet au cœur du débat. Il est possible – et nécessaire – de critiquer les politiques d’un État sans transgresser les droits fondamentaux d’une communauté religieuse. Mais cette distinction est de plus en plus brouillée dans le discours militant, où les Juifs chiliens sont parfois tenus collectivement responsables des actions d’un gouvernement étranger. Cette dérive essentialiste heurte non seulement les principes démocratiques, mais aussi les fondements mêmes de la liberté religieuse.
Dans un pays marqué par une forte polarisation idéologique, la vigilance des institutions internationales pourrait jouer un rôle catalyseur. Reste à voir si l’État chilien saura faire preuve de fermeté dans la défense des droits de ses minorités, et rappeler que l’espace public appartient à tous, y compris aux citoyens juifs, sans condition de loyauté politique ou d’alignement idéologique.
L’antisémitisme, qu’il s’exprime par des mots, des actes ou des silences complices, est un poison pour toute société. Il déstabilise le pacte républicain, fragilise les liens interreligieux et banalise la haine sous couvert d’engagement politique. Dans cette affaire, comme dans tant d’autres, la neutralité religieuse de l’État ne peut signifier indifférence. C’est dans la clarté et le courage des réponses que se mesure la maturité démocratique.