En Estonie, pays frontalier de la Russie et membre vigilant de l’Union européenne et de l’OTAN, la présence de l’Église orthodoxe russe suscite depuis plusieurs années une vive inquiétude. Le 6 juin dernier, le ministre estonien de l’Intérieur Lauri Läänemets déclarait que les autorités « examinaient sérieusement » la possibilité d’interdire ou de restreindre les activités de l’Église orthodoxe du Patriarcat de Moscou en raison de ses liens présumés avec le Kremlin. Dans un contexte de guerre en Ukraine et de tensions croissantes avec Moscou, cette déclaration s’inscrit dans une série de mesures prises par les États baltes pour contenir l’influence religieuse et politique de la Russie sur leur sol. Mais derrière ces considérations sécuritaires, une autre question surgit, plus profonde et plus difficile à résoudre : que devient la liberté religieuse des fidèles ordinaires pris dans cette tourmente géopolitique ?
L’Église orthodoxe russe en Estonie, qui regroupe environ 150 000 fidèles – soit une part significative de la population russophone du pays – est aujourd’hui au cœur d’un dilemme. D’un côté, elle reste canoniquement subordonnée au Patriarcat de Moscou, dirigé par Kirill, fervent soutien du président Vladimir Poutine et de l’invasion de l’Ukraine. De l’autre, ses fidèles, pour la plupart Estoniens russophones, n’ont ni voix au Kremlin ni désir d’être assimilés à une politique impérialiste qu’ils ne cautionnent pas nécessairement. Le métropolite Eugène, chef de cette Église en Estonie, a tenté de rassurer les autorités en affirmant que sa juridiction n’agissait « pas comme une structure étrangère ». Pourtant, cette affirmation peine à convaincre.
Le ministère estonien de l’Intérieur soupçonne en effet l’Église orthodoxe russe d’être une courroie de transmission de l’idéologie du Kremlin, en particulier à travers la figure du patriarche Kirill, dont les homélies enflammées glorifient les « valeurs traditionnelles » face à un Occident perçu comme décadent. Des services de renseignement estoniens ont fait état, par le passé, de tentatives d’influence religieuse, notamment via le financement de paroisses ou la diffusion de messages hostiles à l’Ukraine. Dans ce contexte, certains responsables politiques estoniens appellent à une interdiction pure et simple de l’Église du Patriarcat de Moscou sur leur territoire.
Cette approche, cependant, n’est pas sans risques. La liberté religieuse, garantie par la Constitution estonienne et les traités internationaux, impose une vigilance scrupuleuse quant aux restrictions qui peuvent lui être apportées. Certes, les États ont le droit – et parfois le devoir – d’agir lorsqu’une institution religieuse constitue un canal d’ingérence étrangère ou de propagande de guerre. Mais la frontière entre une Église perçue comme idéologique et une communauté croyante sincère est mince. Interdire l’Église orthodoxe russe reviendrait, pour nombre de fidèles, à leur couper l’accès à leur tradition spirituelle ancestrale, à leurs liturgies, à leur langue religieuse. Cela reviendrait, aussi, à assimiler tous les croyants à une idéologie qu’ils ne partagent pas nécessairement.
Il existe en Estonie une alternative canonique, incarnée par l’Église orthodoxe apostolique d’Estonie, rattachée au Patriarcat œcuménique de Constantinople, et qui ne dépend pas de Moscou. Mais cette Église est minoritaire, historiquement associée à la culture estonienne, et peu présente dans les milieux russophones. Pour beaucoup de fidèles, la liturgie slavonne, les chants, les icônes et les rites du Patriarcat de Moscou ne sont pas interchangeables. Il ne s’agit pas d’un simple changement administratif, mais d’un bouleversement identitaire et spirituel.
Cette tension n’est pas propre à l’Estonie. En Lettonie, en 2022, une loi a été adoptée pour forcer l’Église orthodoxe locale à rompre ses liens avec Moscou. En Ukraine, le gouvernement de Volodymyr Zelensky a engagé une procédure visant à interdire l’Église orthodoxe ukrainienne rattachée au Patriarcat de Moscou. Dans tous ces cas, la même question se pose : comment préserver la sécurité nationale sans porter atteinte à la liberté de culte ? Comment distinguer l’institution soupçonnée d’allégeance politique d’une communauté de foi sincère ?
Il est certain que l’Église orthodoxe russe, dans son expression hiérarchique actuelle, porte une lourde responsabilité. Le patriarche Kirill a béni la guerre, justifié les massacres, assimilé la Russie à une forteresse spirituelle contre l’Occident. Sa théologie de l’empire, que d’aucuns qualifient d’« orthodoxie militarisée », est difficilement conciliable avec les valeurs démocratiques européennes. Mais la foi des simples croyants ne saurait être réduite à cette idéologie.
En Estonie, le gouvernement doit donc avancer avec prudence. Toute mesure prise contre l’Église du Patriarcat de Moscou devra être solidement justifiée, proportionnée et accompagnée d’alternatives religieuses viables. Il ne s’agit pas de tolérer une ingérence étrangère au nom du pluralisme, mais de ne pas sacrifier la liberté religieuse sur l’autel de la sécurité.