En mai 2021, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), rattachée au ministère de l’Intérieur, lançait son premier « appel à projets national », doté d’un million d’euros. Quelques mois plus tard, en octobre, une dizaine d’associations voyaient leurs dossiers retenus et recevaient des conventions de subvention. Mais, depuis l’été 2023, trois plaintes documentées déposées par la Coordination des Associations et des Particuliers pour la Liberté de Conscience (CAP LC) auprès du Parquet national financier (PNF) lèvent le voile sur la réalité des pratiques : subventions attribuées à des structures non éligibles, projets financés mais jamais réalisés, conflits d’intérêts, et plus grave encore, fourniture de documents administratifs mensongers.
Les réquisitions judiciaires émises par le PNF, la saisine de la chambre du contentieux de la Cour des comptes, ainsi que l’ouverture d’une information judiciaire pour faux en écriture publique témoignent de la gravité des faits dénoncés. Aujourd’hui, l’enquête se poursuit : elle pourrait non seulement rebattre les cartes de la gouvernance associative en France, mais aussi imposer une réforme profonde du contrôle des subventions publiques.
Des promesses de transparence… vite oubliées
Lors de la conférence de presse de lancement, la Miviludes insistait sur la nouveauté de cette démarche. « Pour la première fois, nous ouvrons un appel à projets doté d’un million d’euros, afin de renforcer la lutte contre les dérives sectaires », déclarait le président de la mission. Le dossier de candidature, mis en ligne le 20 mai, détaillait les critères : seuls les organismes associatifs ou de recherche à but non lucratif pouvaient déposer un Cerfa de candidature avant le 20 juin 2021. Les projets retenus devaient être exécutés avant la fin de l’année, et chaque lauréat recevait une convention précisant le montant de sa subvention et le calendrier prévisionnel.
Pourtant, dès septembre 2021, des voix s’élèvent pour demander communication des documents : listes de candidats, tableaux d’analyse, échanges de courriels. CAP LC, forte de son expérience du droit d’accès aux documents administratifs, saisit la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) en avril 2022. En juin 2022, la CADA rend un avis favorable : tous les documents listés dans la demande de CAP LC doivent être transmis. Le ministère accuse réception et annonce une « communication spontanée ». Mais, deux mois plus tard, seuls quelques fichiers (les notifications de décision et certains dossiers retenus) sont transmis. Le reste, y compris le fameux tableau récapitulatif des projets, reste introuvable.
Devant ces manœuvres, CAP LC saisit le tribunal administratif. Là encore, le gouvernement affirme que tous les documents ont été remis, se prévalant d’un « non-lieu à statuer ». Faux, assène la plainte : l’ancien secrétaire général du CIPDR avait lui-même confirmé l’existence de ce tableau et de centaines de courriels internes, dans un courrier adressé à la CADA le 1er juin 2022. Ces omissions volontaires, écrivent les plaignants, constituent d’abord des infractions administratives (refus illégal de communication, obstruction au droit d’accès), mais aussi, potentiellement, des faux en écriture publique : en mentant délibérément aux autorités chargées du contrôle, la Miviludes aurait fourni des attestations mensongères.
Premiers visés : UNADFI et FECRIS
La première plainte, déposée le 9 juin 2023, met en cause deux piliers de la lutte anti-sectes : l’Union Nationale des Associations de Défense des Familles et de l’Individu (UNADFI) et la Fédération Européenne des Centres de Recherche et d’Information sur le Sectarisme (FECRIS).
L’UNADFI face aux accusations
Créée en 1982 et reconnue d’utilité publique en 1996, l’UNADFI a toujours bénéficié d’un fort soutien étatique : 75 % de ses recettes moyennes entre 2012 et 2020 provenaient de subventions publiques. Entre 2012 et 2020, son déficit d’exploitation annuel oscillait entre 150 000 € et 286 000 €. Lorsque la Miviludes ouvre son appel à projets, l’UNADFI répond massivement, comme elle l’explique dans sa demande du 6 avril 2022 : trois grandes actions sont prévues : enquêtes, publications, renforcement de la présence en ligne. Pour un montant total de 264 038 €.
Mais, dans la plainte de CAP LC, l’UNADFI est accusée d’avoir utilisé ces fonds pour éponger son déficit structurel : les deux postes de dépenses correspondants aux embauches programmées n’auraient jamais été pourvus, et les actions de sensibilisation annoncées ne sont documentées nulle part. Les questionnaires envoyés aux familles, les brochures rédigées, les interventions dans les établissements scolaires demeurent plus que lacunaires : aucun rapport intermédiaire consacré à leur déroulé n’a été produit, aucun bilan d’étape ne vient justifier les factures.
Pour les plaignants, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un détournement de fonds publics : l’UNADFI a obtenu une subvention pour un objet précis et s’en est servie autrement. Les chefs d’accusation retenus sont l’abus de confiance et, le cas échéant, le recel de détournement de fonds publics. Le PNF, saisi de la plainte, a lancé une enquête préliminaire et réquisitionné l’ensemble des documents comptables et administratifs relatifs aux subventions attribuées à l’UNADFI en 2021-2022.
Dans un communiqué publié le 28 avril, L’UNADFI a réagi avec virulence : « Des plaintes pénales sont par ailleurs évoquées comme si elles pouvaient constituer des faits établis. Or, le dépôt d’une plainte ne vaut ni preuve, ni culpabilité. Dans un État de droit, toute plainte peut être examinée, sans pour autant que des fautes soient retenues. »
FECRIS et le colloque annulé
La FECRIS, qui fédère plusieurs dizaines de centres anti-sectes à travers l’Europe, reçoit, de son côté, en 2020, 20 000 € du Premier ministre pour organiser un colloque international à Marbella. Les discussions programmées, la liste des intervenants, les devis d’hébergement et de location de salle sont clairement détaillés dans le dossier transmis au ministère. Mais, l’automne venu, la pandémie oblige à annuler le colloque en présentiel. La FECRIS annonce un remplacement par un séminaire en ligne, sans jamais procéder au remboursement des frais non engagés (logistique, traiteur, déplacements).
Selon la plainte, les 20 000 € non dépensés ont été dépensés à d’autres fins : des factures juridiques liées à une procédure de la FECRIS en Allemagne, sans aucun lien avec l’objet initial, qui de plus avait mené à une condamnation de la FECRIS. Ces faits caractérisent, pour CAP LC, un abus de confiance et une violation des règles de la gestion des subventions publiques, qui imposent la restitution des sommes non utilisées.
Le CCMM dans la ligne de mire
En septembre 2023, la deuxième plainte de CAP LC étend le contexte aux actions du Centre Contre les Manipulations Mentales (CCMM) et ses antennes régionales : CCMM-PACA, Info-Sectes Aquitaine et GEMPPI. Ensemble, elles obtiennent 211 929 € de la Miviludes.
Des projets… à l’eau
Qu’il s’agisse de vidéos pédagogiques, de brochure, d’enquêtes de terrain, de MOOC ou de plateforme d’écoute, CAP LC entend démontrer, document à l’appui, que la majorité des actions n’auraient pas été mises en œuvre selon les engagements contractuels.
- Les vidéos « Candide et Mariam », financées à 36 629 €, devaient être produites en motion design et diffusées sur YouTube : aucune n’apparaît sur la chaîne ou le site du CCMM à la date de la plainte, malgré une promesse d’achèvement pour janvier 2022.
- La brochure financée à 8 000 €, censée être nouvelle, correspondrait en réalité à la réimpression d’un guide publié en 2011, sans mises à jour significatives.
- L’enquête « victimation psychospirituelle », budgétée à 32 000 €, voit sa publication retardée d’un an et demi, et le poste « intermédiaires » à 15 000 € reste inexpliqué.
- Le MOOC, doté de 21 550 €, devait comporter douze leçons et quiz interactifs : il se réduit à huit vidéos de dix minutes, sans qu’aucun quiz n’ait jamais été mis en place.
- Enfin, la plateforme PSY : 36 heures hebdomadaires, trois écoutants, une psychologue clinicienne, pour 230 appels reçus ; le coût moyen de chaque appel s’élève en l’état à 145 €, un tarif qui rend la démarche économiquement absurde.
Prise illégale d’intérêt
Le dossier met également en exergue une potentielle prise illégale d’intérêts : Francis Auzéville, président du CCMM, siègeait au conseil d’orientation de la Miviludes depuis le printemps 2021. Or ce conseil, composé de représentants de la société civile, de magistrats et d’universitaires, pourrait être consulté chaque année pour valider les grandes orientations de la mission et donner son avis sur l’allocation des subventions.
En cumulant les fonctions de bénéficiaire et de décideur dans un même processus, Auzéville se placerait clairement dans une situation de prise illégale d’intérêts, infraction définie et sanctionnée par le code pénal. CAP LC a fourni au PNF copies des actes de nomination, comptes rendus de réunion et correspondances internes qui tendent à établir la participation active du conseil d’orientation aux décisions d’octroi.
Joséphine Cesbron, alors Présidente de l’UNADFI, siègeait aussi au Conseil d’Orientation de la MIVILUDES.
Subventions à des structures commerciales
Le 26 janvier 2024, une troisième plainte insiste sur un aspect jusqu’alors inédit : la Miviludes a distribué 112 540 € à des entités commerciales, alors que le cahier des charges réservait les fonds aux associations à but non lucratif.
La société La Boîte à Bulles, éditeur de bandes dessinées, se voit attribuer 85 000 € pour rééditer « Dans la Secte », texte de fiction complété d’un livret pédagogique. Le dossier déposé, lui, ne comporte ni budget détaillé ni présentation des équipes chargées du projet, et prévoit une réalisation jusqu’au 30 novembre 2022, bien après la clôture de l’appel à projets.
Le vidéaste Th. J., quant à lui, obtient 27 540 € pour réaliser une série de vidéos. Son statut de micro-entrepreneur apparaît clairement incompatible avec les conditions d’éligibilité, pourtant, la convention est signée en bonne et due forme, désignant la microentreprise comme bénéficiaire.
À l’évidence, pour CAPLC ces attributions relèvent de marchés publics déguisés : des prestations intellectuelles ont été financées sans publicité, sans mise en concurrence et sans appel d’offres, en violation des règles imposées par le Code de la commande publique.
Les suites judiciaires
Les trois plaintes cumulées ont amené le Parquet national financier à ouvrir une enquête préliminaire. Des réquisitions judiciaires ont été émises pour obtenir la totalité des correspondances internes, ainsi que tous les documents administratifs et financiers liés aux attributions des subventions de 2021 à 2022.
Le PNF n’a semble-t-il pas encore procédé à des perquisitions publiques, mais il a exigé des administrations qu’elles lui transmettent les pièces manquantes.
Par ailleurs, une information judiciaire a été ouverte pour faux en écriture publique. CAP LC accuse la Miviludes d’avoir sciemment produit de faux documents devant la CADA et le Tribunal administratif, affirmant à tort la communication intégrale des pièces demandées. Or, des centaines de courriels internes et un tableau de suivi crucial, reconnus comme existants par l’ancien secrétaire général du CIPDR, n’ont jamais été transmis. S’il était établi, ce faux, commis par des agents publics en connaissance de cause, constituerait un crime passible de lourdes peines (jusqu’à 15 ans de réclusion criminelle). Un juge d’instruction est désormais chargé de ces faits de nature criminels.
La chambre du contentieux de la Cour des comptes a, de son côté, été saisie par le procureur général afin d’engager une enquête. Ses magistrats examineront la régularité des procédures internes, le respect des règles de la commande publique et l’impact financier des irrégularités sur le budget de l’État. L’enquête peut mener à des condamnations pénales.
Vers une refondation de la transparence associative ?
À l’heure où la démocratie gagne en exigence citoyenne, l’affaire Miviludes questionne la chaîne de financement associatif. Lorsqu’un million d’euros peuvent être mobilisés sans contrôle extérieur, le risque de dérive se trouve décuplé. Lorsque des structures commerciales reçoivent des fonds publics sans appel d’offres, c’est la confiance même dans la règle républicaine qui s’effrite.
Les magistrats du PNF et de la Cour des comptes disposent désormais de nombreux éléments pour trancher. Ils devront dire si l’UNADFI a détourné ses subventions pour combler un déficit, si la FECRIS a outrepassé l’objet de son financement, si le CCMM a sciemment surfacturé des prestations et si la Miviludes est responsable des manquements de ses propres processus.
Pour Thierry Valle, président de CAP LC, « Il ne s’agit pas de s’attaquer à la lutte contre les dérives sectaires, mais de défendre l’intégrité des politiques publiques et de s’assurer que ce qui doit être réformé le soit. L’instruction devra être exhaustive. »
L’histoire de cette subvention d’un million d’euros le prouve : c’est, parfois, quand l’objectif semble vertueux que la vigilance doit être la plus forte.